Le Maroc compte parmi les rares pays d’Afrique et du monde arabe à avoir un cadre législatif de la pratique de la télémédecine.
Les freins à un déploiement de la télémédecine sont d’ordres technique, mais aussi éthique, juridique et économique.
Entretien avec Hassan Ghazal, président de l’Association de télémédecine et e-santé au Maroc, membre de l’Association internationale de télémédecine et e-santé.
Propos recueillis par B. Chaou
Finances News Hebdo : Depuis combien de temps la télémédecine estelle pratiquée au Maroc ?
Hassan Ghazal : La télémédecine, faisant référence aux services médicaux fournis à l'aide des technologies de l'information et de la communication, a connu ses premiers pas au Maroc aux alentours du début de ce millénium. Un certain nombre d’initiatives de télémédecine ont été lancées depuis une vingtaine d'années et concernent divers domaines tels que la télé-pathologie, la télé-oncologie, la téléradiologie, la télé-cardiologie ou la télééchographie. Cette dernière a été l'une des expériences les plus concluantes et consistait en un projet pilote d'échographie de ‘santé mobile’ pour le diagnostic des grossesses à risque dans la région de Fès.
L'objectif de ce projet «mHealth» était de valider la façon dont les appareils d'échographie portables connectés peuvent fournir un accès à des diagnostics d'imagerie de pointe dans des endroits où ils n'avaient jamais été disponibles auparavant. Ce projet nommé «Mobile UltraSound Patrol» a permis à des médecins situés dans différentes villes d'examiner rapidement les mêmes données et de collaborer aux soins fournis aux patientes. Une autre initiative de télémédecine qui concerne la «santé mobile de la tuberculose» a été initiée en 2014 par la coopération coréenne, pour améliorer l’adhérence au traitement. Auparavant, en 2007, un projet pilote de télé-oncologie a été mené entre les Instituts d'oncologie de Rabat et de Bruxelles.
La même année, un réseau international de télé-éducation pour la pédiatrie a été établi entre les hôpitaux pour enfants de Washington, Rabat et Marrakech, pour améliorer les connaissances et la pratique des prestataires de soins en matière de santé infantile. Tous ces projets sont restés malheureusement à l’état pilote. Plus récemment, un vaste projet de télémédecine destiné au monde rural des zones reculées a été lancé en 2018 par l’Université Mohammed VI des Sciences de la santé et la Société marocaine de télémédecine (SMT), en partenariat avec le ministère de la Santé. Ce projet a concerné dans sa première phase pilote 6 sites, mais l’ambition est d’atteindre 160 sites à l’horizon 2025. La même année, un partenariat a été signé entre le CHU de Marrakech et une société indienne spécialisée en télémédecine «HOPS» et qui concerne deux volets : centres de télémédecine et dossier électronique patient. Cette collaboration a permis la mise en place d’un programme de télé-neurologie.
F.N.H. : Quelles sont les nouveautés apportées par la récente loi sur la télémédecine ?
H. G. : Le Maroc compte parmi les rares pays d’Afrique et du monde arabe qui peuvent aujourd’hui se ‘vanter’ d’avoir un cadre législatif de la pratique de la télémédecine. Il a été établi par la loi 131-13 relative à l'exercice de la médecine (Dahir n° 1-15-26 du 29 rabii 11 1436 (19 février 2015) et qui a permis dans ses articles 99 à 102 une intégration de la télémédecine comme partie prenante des actes de soins. Cette loi a été complétée par un décret d’application 2-18-378 entré en vigueur le 25 juillet 2018, qui définit de façon précise la télémédecine et délimite les contours réglementaires de tous les actes télémédicaux.
Finalement, et vu la spécificité et la sensibilité des données santé, la loi 09-08 relative à la protection des données personnelles est prise en considération lors du déploiement de la pratique télémédicale. Face à la situation exceptionnelle de la pandémie Covid-19, le Conseil national de l’Ordre des médecins, dans une décision très sage, a autorisé l’usage de la téléconsultation quoique gratuite, dans le suivi des patients à distance, même en l’absence de professionnel de la santé à côté du patient tel que l’exige la réglementation. Cela a permis à de nombreux patients, notamment atteints de maladies chroniques, de bénéficier d’entretiens vidéos de contrôle avec leurs médecins traitants. Cette contrainte a démontré la nécessité d’apporter des amendements au premier décret d’application de télémédecine de 2018, dont certaines dispositions viennent d’être révisées dans un nouveau décret qui vient d'être adopté en Conseil de gouvernement du 14 janvier 2021 et publié dans le B.O le 1er février 2021.
Les modifications concernent notamment la définition de la téléconsultation médicale mentionnée à l’article 1 du décret, en enlevant l’obligation d’avoir un professionnel de la santé au chevet du patient ainsi que les composantes du dossier de demande de licence, en stipulant l’obligation de fournir, pour les demandeurs, une copie de l’autorisation préalable de traitement des données à caractère personnel délivrée par la Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel (CNDP). En outre, le nouveau règlement précise la présence d’un représentant de l’Ordre national des médecins lors de la visite de conformité prévue en vertu de l’article 5 du décret de télémédecine. Les amendements concernent aussi la reconsidération de la composition du Comité de télémédecine prévue par l’article 8 du décret; et finalement le nouveau décret stipule à l’article 10 que le Conseil national de l’Ordre des médecins élabore le modèle des accords conclus régissant l’activité de télémédecine. Nous avons noté également le remplacement de la phrase «informations à caractère personnel» contenue dans l’article 13 du décret par «données à caractère personnel».
F.N.H. : Ces nouveautés pourrontelles contribuer au développement de la télémédecine au Maroc ?
H. G. : Si la pandémie a permis à plusieurs plateformes de télémédecine de voir le jour de façon spectaculaire, elles n’auraient pas agi en pleine conformité avec la réglementation en vigueur. En effet, le décret de télémédecine de 2018 stipule la nécessité de la présence d'un professionnel de santé à proximité du patient télé-consulté et exige son consentement préalable. La loi exige aussi le maintien d’un dossier patient, la garantie de la protection de la vie privée et la sécurité des données de santé personnelles.
La plupart des éléments ci-dessus n'ont pu être remplis par nombre de ces plateformes de télémédecine déployées. Afin de pallier ces contraintes réglementaires, le nouveau décret permet de résoudre la limitation d'avoir un professionnel de santé et faciliter la pratique par l'ensemble des médecins publics et libéraux d’une télémédecine qui soit en phase avec la loi. Cependant, d’autres améliorations et modifications seraient nécessaires pour un déploiement optimal de la télémédecine, notamment celles concernant la couverture financière des actes de télémédecine et la définition des obligations et responsabilités des acteurs multiples et multidisciplinaires de la télémédecine.
F.N.H. : Comment les médecins et les aides-soignants pourraient-ils collaborer avec la CNDP sur le volet de la protection des données à caractère personnel ?
H. G. : La nécessité d’avoir l'aval de la CNDP au préalable de la demande d'autorisation de pratique de télémédecine vise notamment les aspects de garantie de confidentialité et sécurité des données de santé du patient. Les données de santé sont des données personnelles particulières, car considérées comme sensibles. Elles font l’objet d’une protection spécifique par les textes afin de garantir le respect de la vie privée des personnes. La CNDP collabore avec les différents acteurs concernés (ministère de la Santé, Autorité de contrôle de l’assurance et de la prévoyance sociale (ACAPS), assurances, mutuelles, caisses de retraite, conseils ordinaux (médecins, pharmaciens, dentistes), et Agence nationale de l’assurance maladie (ANAM)) pour recenser toutes les spécificités du secteur de la santé et accompagner sa mise en conformité en matière de protection des données médicales à caractère personnel et d’en assurer une meilleure protection. Le personnel médical et de santé devraient être sensibilisés à ces aspects-là.
Notamment le fait que la protection des données s’applique aux traitements informatiques, mais aussi aux dossiers papiers où la transmission des données de santé des patients doit être limitée aux seules personnes qui sont autorisées à y accéder au regard de leurs missions. La CNDP et les acteurs de santé devraient se mettre d’accord sur une définition des données de santé et en informer de façon claire les professionnels de la santé et les patients. Il faudra renseigner ceux-ci de quelles informations est-il possible de collecter et transmettre aux professionnels, organismes ou autorités qui le demandent.
F.N.H. : Les professionnels de la santé devront maîtriser l’outil informatique afin de mener à bien leurs missions. Comment renforcer leurs compétences sur ce volet-là ?
H. G. : Les plateformes technologiques destinées au secteur médical libéral se multiplient. Les hôpitaux privés, mais aussi publics s'intéressent de plus en plus à l'implémentation de la e-santé et la télémédecine. Aussi, est-il fort de constater que des systèmes de gestion de l'information sanitaire sont mis en œuvre dans un nombre croissant d'hôpitaux publics et privés à travers le pays. De même, si les dossiers médicaux électroniques ne sont pas encore une pierre angulaire essentielle pour soutenir les services de soins de santé, la prise de conscience de la nécessité de passer au dossier médical digital gagne du terrain.
Tous ces éléments démontent l’importance croissante qu’occupent les TIC dans le système de santé. Afin de garantir l'adhésion des professionnels de la santé aux différents niveaux, il faudrait les impliquer dès l'étape de conception du passage au digital et la mise en place de programmes de télémédecine, y compris veiller à avoir leurs avis sur le choix du matériel et équipements informatiques. En effet, la transformation numérique peut s’apparenter à un changement d’habitudes de travail, et dans ce contexte les aspects techniques peuvent revêtir une importance capitale.
Afin de renforcer les compétences techniques des professionnels de la santé pour l’usage de la télémédecine, il faudra organiser des formations de différents niveaux : formation par apprentissage, formation de courtes durées axées sur un équipement précis ou adapté à un projet donné, formation continue accélérée ou étalée, la mise en place de Diplômes universitaires (D.U) spécialisés ou de Masters professionnels avancés. Il est aussi primordial d’intégrer des modules de télémédecine dans le cursus des professionnels de la santé, médecins, pharmaciens, infirmiers, mais aussi dans les cycles d'ingénieur biomédical. A notre connaissance, à ce jour au Maroc il existe deux seules formations de télémédecine, dont un D.U à la Faculté de médecine de Casablanca et un Master à l’Université Mohammed VI des sciences de la santé (UM6SS).
F.N.H. : Quels pourraient être les freins face à l'émergence de la télémédecine au Maroc ?
H. G. : De façon plus générale, les freins à un déploiement plus vaste et rapide de la télémédecine sont d’ordres technique, mais aussi éthique, juridique, économique et sociétal. Il est fort de noter que la plupart des initiatives de télémédecine au Maroc n'ont pas dépassé la phase pilote. Un certain nombre de défis restent à surmonter, notamment l'absence de stratégie nationale dédiée e-santé, manque de clarification concernant certains aspects du cadre juridique, inadéquation de l'infrastructure informatique dans bon nombre d’hôpitaux publics, et surtout le manque de personnel qualifié pour la mise en place de projets de télémédecine.
D'autres questions éthiques à résoudre concernent les droits des patients, les normes de qualité et la propriété des données. Du côté réglementaire, des améliorations importantes, à notre sens, devraient être apportées à la loi, notamment concernant les questions de la tarification et du remboursement. Il faudrait aussi préparer une réglementation claire de remboursement des actes de télé-expertise pour que cette autre composante de télémédecine puisse prendre son chemin dans le système de santé digitale au Maroc. Il faudrait réfléchir à un modèle économique pertinent, performant et viable. A cet égard, les acteurs technologiques et investisseurs sont invités à participer à cette nouvelle transformation digitale du secteur de la santé.