Abdelhak Najib
Écrivain et critique de cinéma
Il y a 25 ans, j’ai consacré un dossier complet à ce que j’avais appelé la nouvelle vague du cinéma marocain, avec un titre qui me semblait adéquat à sa parution, «La nouvelle déferlante», mais, qui, avec le passage des années, s’est avéré faux, nul et non-avenue. Et ce, à plus d’un égard. Ce qui, au milieu des années 90 du siècle dernier et au début des années 2000, devait préfigurer une certaine movida dans la cinématographie marocaine, a vite tourné court. Morale de l’histoire: je m’étais trompé. Pourtant, des signes certains d’épuisement précoce de plusieurs jeunes réalisateurs devaient, logiquement, nous faire voir le fond du vide qui frappait déjà les arcanes du cinéma à la marocaine. Dans ce processus normal d’évolution d’une certaine culture, il était autorisé pour nous, critiques et cinéphiles, de croire à un bouleversement des codes et des manières de voir et d’appréhender le faire cinématographique. Une nouvelle génération dont la majorité était issue de l’immigration comportant des noms comme Narjiss Nejjar (France), Noureddine Lakhmari (Norvège), Hassan Lagzouli (France), Nassim Abbassi (Royaume-Uni), Hakim Belabess (Etats-Unis), Ismaël Ferroukhi (France), Fatima Jebli Ouazzani (Pays-Bas) et d’autres noms comme les frères Oulad Mhand (Paris), Myriam Bakir (Paris), les Sœurs Bouziane (New York)…, etc. Tout un vivier humain porteur d’idées, de volonté certaine de faire un autre cinéma, moins complexé, moins institutionnalisé comme une certaine génération médiane, venue après ceux que l’on a bien voulu nommer les pionniers, a voulu faire. Cette vague médiane comprend des noms comme le regretté Mohamed Smaïl, les frères Chraïbi, Hassan Benjelloun, Abdelhaï Laraki, Hakim Noury et d’autres officiant à la même époque et partageant plus ou moins le même âge sinon les mêmes préoccupations cinématographiques sur fond d’années dites de plomb et autres crises identitaires héritées de la colonisation. Ces réalisateurs voulaient eux aussi, à leur façon, rompre avec ceux qui les ont précédés comme Mohamed Abderrahmane Tazi, Mustapha Derkaoui, Ahmed Bouanani, Hamid Bennani, Ahmed El Maanouni, Latif Lahlou, Jillali Ferhati, Abdelkader Lagtaa et Farida Belyazid. C’est dans ce cheminement que plusieurs virages importants ont été ratés pour la plupart des noms cités, toutes générations confondues. Les jeunes voulaient proposer un cinéma plus actuel, avec des sujets puisés dans la vie, dans la ville, dans les différents problèmes de la société en mutation qu’est le Maroc. Les intermédiaires oscillaient entre chroniques amoureuses à l’eau de rose et faux réquisitoires sur l’Histoire du pays. Quant aux pionniers, ils avaient cédé à cette hésitation caractéristique des changements d’époques qui voudrait que l’on ne sache plus quoi faire, quoi choisir entre comédies plates et basiques et autres retour dans le passé, comme cela a été le cas pour Mohamed Abderrahmane Tazi avec la suite des péripéties d’«À la recherche du mari de ma femme» commis par l’auteur bien inspiré de «Badis». Ou alors les improbables titres de feu Mustapha Derkaoui, avec ses opus sur Casablanca et ses violences comme dans «Casablanca By Night » et «Casa Day Light», deux produits où l’approximation le disputait à une médiocrité assumée. Pourtant, ce même Derkaoui était capable de signer «Titre provisoire» ou encore «Fiction première». Nous pouvons allonger ici la liste des films qui ont marqué cette période trouble et indécise où des réalisateurs qui portent en eux un certain regard adossé à une solide formation dans des cinématographies de bel acabit en Pologne, en Russie, en Tchécoslovaquie… pouvaient proposer un cinéma plus solide, plus profond, plus novateur, plus audacieux, mieux écrit et surtout mieux filmé. Mais cela n’a pas pu aboutir. Quelles en sont les causes ? Censure, autocensure, manque cruel de moyens, manque d’audace aussi et surtout une certaine inclination à vouloir plaire, à vouloir satisfaire un certain public, alors que le propre de l’art est de ne pas s’occuper de ces hypothétiques publics et d’aller au fond des tripes pour créer des films et des œuvres sincères et en adéquation avec ses idées, ses idéaux et ses références humaines et idéologiques aussi. Ce manque de rigueur avec soi a été la marque de fabrique d’autres figures qui ont voulu marcher dans les pas des pères fondateurs du cinéma dit marocain. Ici, les essais de Mohamed Smaïl, qui avait pour sujet de prédilection la chronique sociale, les ébauches de Saâd Chraïbi oscillant entre thématiques militantes (Femmes et femmes) et désir de réécrire une certaine histoire (Pour l’amour de mena) sorti sous le titre de «Soif», les approximations de Abdelhaï Laraki, entre la chronique pseudo politique dans «Mona Saber» et le ratage absolu tiré du roman, intitulé «Morceaux de choix», les empêtrements de Hassan Benjelloun, qui pêche par excès de clichés et une grande folklorisation de son propos, ou encore les faiblesses d’écriture d’un Ahmed Boulane, qui aurait pu, rétrospectivement, faire un autre cinéma, au moins plus vrai et plus franc, dans tout ce méli-mélo, le cinéma a toujours tangué entre l’impératif de plaire et la recherche d’une certaine identité qui semble insaisissable, à juste titre. Parce que définir une identité, surtout dans et par le cinéma, c’est la figer et lui ôter sa force qui découle de sa faculté de mutation. Cette possibilité de mutation que jamais le cinéma dit marocain n’a réussi à faire. Même si certains veulent présenter des expériences comme celles de Nabil Ayouch ou de Faouzi Bensaïdi comme sortant du lot, il faut se résoudre à une chose certaine : loin de faire exception dans les annales du cinéma à la marocaine et Nabil Ayouch et Faouzi Bensaïdi n’arrivent pas à maintenir cette exigence qui préside à toute création artistique digne de ce nom. L’auteur de « Mektoub » alterne une certaine maîtrise comme dans «Ali Zaoua» à une déroute complète comme dans «Une minute de soleil en moins » «What Lola Wants » ou encore le très glissant «Chevaux de Dieu». Quant à Faouzi Bensaïdi, sa quête d’un univers cinématographique personnel bute contre l’inachevé comme on peut le noter dans «Mort à vendre», limite très mal écrit et tout aussi mal narré en images, ce qui est le sens premier du cinéma qui ne parle qu’en images ou encore dans «Mille mois» dont la fausse poéticité cache une carence en émotions scénaristiques de base. D’ailleurs la même indigence en écriture se sent fortement dans «WWW». Ce qui nous pose face au véritable problème qui sous-tend ce cinéma marocain constamment ajourné : la crise durable d’écriture. Il semble presque fatal que dans un cinéma où tous les réalisateurs veulent écrire, produire voire même jouer (ce qui peut se faire à condition d’en avoir les compétences et la grande maîtrise), très souvent le produit final s’offre au public dans un habillage estropié où une certaine forme d’amateurisme le dispute à l’approximation. Celle-ci est d’ailleurs une caractéristique constante dans presque la totalité des films marocains. Les concernés arguent que le manque de moyens pénalise fortement leurs œuvres. C’est possible. Mais ce n’est pas là la raison fondamentale face à la vacuité de ce cinéma. Ailleurs, sous d’autres cieux, les exigences face à soi sont telles que l’on arrive à faire d’excellents films avec 10 fois moins de moyens. Il n’y a qu’à voir ce qu’un Abbas Kiarostami pouvait proposer avec des clopinettes comparé à des budgets comme ceux d’un Ayouch, d’un Bensaïdi, d’un Lakhmari ou d’une Nejjar. Le sublime «Où est la maison de mon ami», «Close-up», «Le goût de la cerise», «Le vent nous emportera» pour ne citer que ces titres auxquels on peut ajouter le travail de Mohcen Makhmalbaf, heureux auteur du « Cycliste », de «Le jour où je suis devenue femme» et «Gabbeh», de Jaafar Panahi, qui malgré la terreur de la censure a pu nous offrir «Le cercle», «Taxi Téhéran», filmé dans la clandestinité qui plus est ou encore ce petit bijou, intitulé «Le ballon blanc». Comme c’est le cas pour Bahman Ghobadi, à qui l’on doit «Un temps pour l’ivresse», «Demi-lune» et le magnifique « Les chansons du pays de ma mère». Dans ce sens, pour ceux qui ont du mal à accepter que le cinéma iranien puisse se faire avec trois francs six sous (et ils sont nombreux au sein de la corporation des réalisateurs qui optent pour détourner le regard que d’assumer leurs failles et leurs limites), on peut citer le grand travail d’un cinéaste arménien comme Artavazd Pelechain, auteur, entre autres de «Nature», de «Our Century» ou encore le très déroutant «Nous». On peut aussi parler d’un certain cinéma turc d’excellente facture qui s’appuie d’abord sur du texte solidement écrit et sur une approche cinématographique inhérente à celui qui réalise comme c’est le cas chez Nuri Bilge Ceylan, chez Fatih Akin, Reha Erdem sans parler de Yılmaz Güney. C’est le cas aussi dans des pays où il ne faut pas attendre des millions de dirhams du Centre cinématographique marocain pour commettre des navets en bonne et due forme. On peut citer la Géorgie d’Otar Iosseliani, le Liban de George Nasser, de Ziad Doueiri ou encore Nadine Labaki, l’Égypte de Youssef Chahine, Chérif Arafa, Atef Ettayeb, Yousry Nasrallah ou Asmae El Bakri, l’Irak de Mohamed Al Daradji, la Tunisie de Moufida Tlatli et Abdellatif Kechiche, entre autres, la Libye d’Abdallah Rezzoug. Sans parler d’autres contrées où l’argent manque et où l’on arrive à écrire et à réaliser des films qui ont du sens, qui vont à l’essentiel, qui puisent dans les tréfonds de l’âme humaine pour nous offrir des instants d’introspection et de remise profonde en cause et en question. C’est le cas du Yémen, de la Syrie, de l’Afghanistan, de l’Albanie, de la Bosnie, du Vietnam, du Cambodge, de l’Indonésie et d’autres pays.
À un moment donné, il faut arrêter de chercher de fausses excuses comme le manque des budgets comme si c’était la promesse d’une meilleure subvention qui présidait à l’écriture d’un véritable scénario et surtout de sa déclinaison en langage cinématographique, sans fioritures et sans remplissage. À un moment donné, il faut se résoudre à cette vérité qui a été vérifiée à maintes reprises, le véritable problème qui handicape le cinéma à la marocaine est un problème d’ADN. Autrement dit, il est impossible de faire du cinéma quand on écrit mal, quand on ne maîtrise pas les mécanismes, les technicités et autres rudiments du faire cinématographique, quand on manque de culture générale, quand on n’a pas ou peu lu, quand on ne s’intéresse ni à la musique, ni à la poésie, ni à la philosophie, ni aux arts plastiques, ni à la photographie ni à l’architecture ni à l’histoire, ni à l’archéologie, ni aux sciences, ni aux nouvelles technologies ni à ce qui fait bouillonner ce monde où l’on vit aujourd’hui, où les sujets sont légion et où la possibilité d’écrire, de réfléchir et de réaliser est si grande, avec des thématiques universelles traités en local selon une vision et une approche.
C’est pour cette raison que les uns et les autres sont soulagés de voir des opus comme «Sur la planche» de Leïla Kilani, «Le bleu du caftan» de Maryam Touzani ou encore «La mère de tous les mensonges» de Asmae El Moudir, «Mon père n’est pas mort» de Adil El Fadili. On voit dans ce cinéma une volonté de s’affranchir de cette litanie sur les identités et autres slogans vides de substance versant tous dans l’autocongratulation la plus grégaire. Alors que la finalité du cinéma, s'il en est, est justement de déranger les acquis, de faire douter, de poser des questions, de bouleverser l’ordre établi, de montrer toutes les forêts dissimulées derrière de frêles arbres mal enracinés. Alors quand tout le monde veut surfer sur la vague des années de plomb, quand les uns et les autres veulent revisiter la colonisation et l’indépendance, quand certains investissent dans le rire le plus douteux, quand d’autres veulent provoquer par l’injure plate et crade couplée au racolage du décolleté mal filmé et de la culotte mal prise, quand d’autres encore veulent faire des films sur le Sahara, sur les Juifs, sur les homosexuels, sur les prostituées, sur les drogues et le monde interlope des affaires, l’important n’est pas le sujet, loin s’en faut, mais le traitement qui lui est réservé. Sans vouloir jouer aux redresseurs de torts ni aux justiciers ni encore aux défenseurs des droits humains, «Mon père n’est pas mort» s’est contenté de puiser dans sa propre vie pour faire œuvre de cinéma. C’est le cas de «La mère de tous les mensonges», qui, sans être excellent, est un film sincère et juste. C’est aussi le cas du « Le bleu du caftan » où la vision de la réalisatrice est présente et palpable. Il y a derrière ces films un travail d’écriture et un traitement personnel qui ne s’embarrasse pas de technicités pour faire joli ou esthétique. Et là, le vraisemblable et la véracité deviennent concrets. Et ces films peuvent se voir en Patagonie, en Alaska, au Japon, à Vladivostok, à Djibouti, au Népal, ceux qui ont une âme peuvent s’y voir et s’y reconnaître.
C’est cela la finalité du cinéma, offrir au monde un langage universel qui fait fi des frontières et des clivages et qui s’adres6se au cœur et parle à l’âme. Sans cela, on rafistole des images et on bricole dans l’incurable.