Par Sara Elouadi, Enseignante-chercheuse, Université Hassan II Casablanca
A l’international, les entreprises comme les élites politiques souffrent d’une crise de légitimité et de la confiance du public, qui semblent s’effriter. La crise de la covid-19 a plongé davantage les entreprises et les clients dans le désarroi et a contribué à l’amplification de la crise de confiance déjà installée. D’une part, l’absence de perspectives et d’horizons clairs face à l’épidémie, et d’autre part, la prolifération d’informations contradictoires distillées sur le web semblent, aujourd’hui, exaspérer la défiance des clients.
Ce climat fait la part belle à la profusion de théories complotistes et aux fake news, qui expriment une réaction socio-pathologique de méfiance majeure à l’égard des partis politiques, des dirigeants d’entreprises et des médias. Les clients n’hésitent pas à hurler leur colère en ligne et de plus en plus de hashtags s’érigent pour défendre des causes communes. Le numérique et les nombreuses applications collaboratives ont permis une redéfinition de l’engagement activiste grâce à la facilitation de la coopération et du partage.
La toile constitue alors le terreau idéal pour attaquer et fustiger les entreprises et les institutions qui ne respectent pas leurs engagements. Le web remplace et transcende ainsi le rôle des organismes de représentation. En effet, les entreprises courent, plus que jamais, le danger de la manipulation par les clients à des fins d’instrumentalisation des causes sociales pour servir d’autres groupes et intérêts.
Et les derniers cas de boycott au Maroc illustrent parfaitement cet état de fait. Face à la hausse des prix et au refus initial de toute communication avec les clients, trois grandes entreprises leaders dans leurs secteurs d’activités ont été la cible d’un large mouvement de boycott né et entretenu sur les réseaux sociaux. Les consommateurs reprochaient à ces entreprises des marges trop importantes, nonobstant le pouvoir d’achat des citoyens marocains. Les réseaux sociaux ont servi de caisse de résonance en démultipliant l’impact des contestations.
Le mutisme de ces entreprises n’a été, enfin, rompu qu’après avoir pris conscience des dégâts financiers causés par un activisme sans précédent. Le consommateur marocain n’a pas lésiné sur les moyens pour amplifier la mobilisation : entre messages, caricatures, parodies et vidéos, le web a été le théâtre d’une créativité sans bornes. Et au regard des dégâts financiers causés et suite aux décisions de baisse de prix adoptées par les entreprises concernées, le client semble être satisfait et fier de son nouveau moyen d’expression et de plus en plus de voix demandent de sanctionner, à nouveau, d’autres entreprises.
Que cherche le consommateur et quelles sont les leçons à tirer de cette nouvelle forme de consumérisme militant ?
On assiste à l’émergence d’un nouveau profil de consommateur, engagé. Il est alors conscient que le comportement d’achat n’est pas un acte anodin, mais un acte politique semblable au vote.
Ce consommateur responsable cherche la participation et l’inclusion dans les sphères décisionnelles. Et il est prêt à utiliser son pouvoir contre les entreprises qui n’adhèrent pas à ses convictions et qui affichent un mépris à l’endroit de ses valeurs et réclamations. Les entreprises doivent prendre conscience de l’arme économique fatale que possèdent les consommateurs.
Et ainsi reconnaître la nécessité de construire et gérer une gouvernance pluraliste et inclusive vis-àvis de toutes les parties prenantes, notamment les consommateurs. La bonne gouvernance passe, aujourd’hui, inéluctablement, par l’intégration du client, afin d’humaniser et de moraliser le processus de création et de partage de la valeur.
Aussi, pensons-nous qu’une plus grande implication des consommateurs dans la gouvernance de l’entreprise prenant la forme d’une prise de participation aux instances décisionnelles et les engageant, par conséquent, à long terme, serait à même de satisfaire un double objectif. Le premier consiste à doter le client davantage de pouvoir d’agir et d’informations afin d’éteindre la suprématie contestée des actionnaires. Et le second constitue la fidélisation du client à travers le renforcement de sa confiance à l’égard de l’entreprise.
Si l’entreprise prend le temps d’émettre le profit-warning pour préparer et rassurer les actionnaires face à la baisse des résultats, les dirigeants ont tout à gagner en réservant à leurs clients le traitement privilégié octroyé aux pourvoyeurs de fonds. Toutes décisions d’augmentation de prix doivent être alors préparées et communiquées aux clients, au préalable, sous forme d’une communication de crise.
L’actionnariat client constitue, à ce titre, une nouvelle pratique prometteuse à explorer par les dirigeants soucieux d’intégrer et d’impliquer le client dans l’architecture de la gouvernance. A ce jour, l’entreprise T-Mobile, opérateur mondial de téléphonie mobile et filiale du groupe allemand Deutsche Telekom, est la seule société à avoir lancé, le 6 juin 2016, une opération d’attribution gratuite d’actions dédiée exclusivement à ses clients.
Cette action de fidélisation, inédite, vient couronner l’arsenal marketing créatif de T-Mobile depuis trois ans. Le directeur marketing du groupe a déclaré à Reuters : «Ces offres coûteront cher, mais nous les considérons comme un très bon investissement». Et en plus d'offrir, gracieusement, des actions à leurs 12 millions de clients, la société a récompensé les sponsors des nouveaux abonnés avec des actions gratuites. La réaction du marché financier ne s’est pas fait attendre : les états financiers du groupe enregistraient au quatrième trimestre 2016 un rebond historique du nombre d'abonnés.
Et le cours boursier de l’action T- mobile US TMUS connaissait alors une forte augmentation. En France, les entreprises adoptent un discours incitatif à l’égard de l’actionnariat client. Nous citons le cas de Carrefour, qui encourage ses clients à acheter ses actions en utilisant une communication qui met en avant les valeurs de la solidarité et de la création de valeur partenariale. Pareillement, d’autres entreprises prodiguent des attentions particulières aux actionnaires pour les convertir en clients.
A titre d’exemple, l’entreprise LVMH propose la conception exclusive et la livraison à domicile de produits haut de gamme aux actionnaires. Aussi, l’entreprise Total double les points de fidélité des actionnaires suite à chaque consommation de carburant et offre, de surcroît, des réductions significatives sur un large réseau d’hôtels, sites de voyages et sites de locations de voitures.