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La malédiction du destin

La malédiction du destin

À la relecture des pensées de Victor Hugo dont je redécouvre, avec joie, l’acuité et la pertinence des idées, je tombe sur certaines assertions qui font l’ossature de ce texte.

 

 

Par Abdelhak Najib, Écrivain-journaliste 

D’abord ceci : «La grande erreur de notre temps, cela a été de pencher, je dis même de courber l’esprit des hommes vers la recherche du bien matériel. Il faut relever l’esprit de l’homme, le tourner vers la conscience, le beau, le juste et le vrai, le désintéressé et le grand. C’est là et seulement là, que vous trouverez la paix de l’homme avec lui-même et par conséquent avec la société». 

Ces paroles décrivent la société du XIXe siècle. Déjà la terreur matérialiste, la course effrénée derrière les biens matériels, le surplus de choses à emmagasiner, la cupidité irrépressible de cumuler allant jusqu’au capharnaüm, toutes ces réalités faisaient ravage dans un siècle dur, sombre où les tensions sociales ont atteint, avec l’industrialisation des sociétés et la création des usines, des fabriques et autres manufactures, un ordre social en strates coupées les unes des autres. 
Aujourd’hui, presque deux cents ans plus tard, la société s’est créée une nouvelle divinité omnipotente : l’argent. Aucune autre religion ne peut rivaliser avec la force et le poids de la pièce et du billet.

Celui-ci étant le régulateur des bourses humaines où l’on marchande le prix de tout, y compris des humains, sans jamais s’occuper de la valeur de rien. Et dans cette course quotidienne derrière le denier, le travail est la norme absolue. Ce qui en fait la pire des conditions humaines, depuis que les humains foulent cette terre.

Signer au bas d’une page sur la moitié de la durée d’une journée, d’une vie, pour produire et obtenir en retour une paye qui fait fi des efforts consentis, mais se base sur les capacités cognitives des uns et des autres à se placer sur l’infini échiquier de la bourse du travail.

Ce paradigme a consacré la condition d’une large frange de la société humaine qui n’existe que pour suivre les directives des autres. «L’homme fort dit : je suis. Et il a raison. Il est. L’homme médiocre dit également : je suis. Et lui aussi a raison. Il suit», assène ce même Hugo.  

Suivre. Aveuglément. Dans la soumission. Ne jamais espérer autre condition que celle qui peut garantir une certaine longévité à ce cycle du travail.

Se lever en se dépêchant d’aller vendre son temps, son énergie, ses efforts à une structure qui considère le travailleur comme un investissement à court terme, avec une date de péremption.

Une fois ce seuil franchi, le travailleur doit subir le retrait. Celui-ci équivaut à une sentence : cet individu n’est plus en mesure de nous fournir ce qu’on veut de lui. Il ne peut plus faire partie de cette structure.

C’est ce qui fait dire à Raymond Aron que «Quand les hommes ne choisissent pas, les événements choisissent pour eux».  Mais est-il possible de choisir dans un monde dont les mécanismes sont implacables et fondés sur une doctrine qui a montré jusque-là son efficacité à réduire les hommes en esclaves et en simples outils de production ?  
Karl Marx disait que «toute la société humaine n’est plus qu’une machine pour créer de la richesse et de la pauvreté». Une fois inscrit  sur un listing de pauvres, il est impossible d’en sortir. C’est une condamnation à vie, jusqu’à la retraite, la mise au repos définitif loin de la fabrique, de la manufacture, de l’usine. 

Face à cette vérité effarante, la boutade de Henri Jansen prend tout son sens : «Le travail est un trésor. Le travail des autres, cela va de soi».  Une saillie qui a trouvé écho chez un auteur qui a bien connu le monde du calvaire, Joseph Conrad : Je n’aime pas le travail, nul ne l’aime; mais j’aime ce qui est dans le travail l’occasion de se découvrir soi-même».

Vous l’avez compris, il s’agit ici de tous les travaux qui asservissent les hommes, qui en font des outils, des numéros de série pour faire du chiffre, de simples machines humaines conditionnées par la promesse de la récompense en fin de journée, en fin de mois.

Le reste, le travail de l’esprit, l’imagination, la créativité, l’ingéniosité, l’inventivité, la réflexion, la conception, l’art de vouloir donner corps à des idées qui au lieu de réduire les hommes à l’esclavage les élève par le goût de la beauté et de l’infinie capacité de l’esprit humain, tout ceci n'est pas un calvaire ni une condamnation, mais un élan. Car, le travail comme le génie est un don de la nature. 

C’est dans ce sens que le père des Misérables nous dit : «La cloche dit : Prière ! Et l’enclume : Travail».  Ce à quoi répond Léon Bloy : «Le travail est la prière des esclaves; la prière est le travail des hommes libres». En somme, le travailleur est toujours quelqu’un qui prie.

Il prie pour son salaire, pour ne pas tomber malade et perdre ses heures de travail, pour son crédit dont il doit s’acquitter avant son éjection du système ouvrier. Ce crédit, qui est encore plus asservissant que le travail lui-même : «On revient avec le crédit à une situation proprement féodale, celle d'une fraction de travail due d'avance au seigneur, au travail asservi», écrit Jean Baudrillard. 

C’est pour cette raison qu’une société fondée sur le travail ne rêve que de repos. L’idée des vacances qui font supporter les longues heures de trime pensant au dimanche, aux jours de congé, aux jours fériés et cette parenthèse estivale ou hivernale pour prendre un repos mérité avant  de revenir à la manufacture.

Parce qu’à plus d’un égard, face à cette structure du travail, on vérifie que quoique l’on dise et que l’on pense,  «Le propre du travail, c'est d'être forcé», comme l’avait écrit Alain. Cette condition est liberticide. Elle oblige les hommes à négocier leurs forces. Elle met sur chaque effort une valeur marchande.

Elle réduit les hommes au rang des bêtes de somme. C’est exactement ce qu’on lit sous la plume d’un poète comme Charles Bukowski, qui a toujours décrit le monde dans sa cruauté avec audace et crudité : «Comment diable un mec peut-il apprécier d'être réveillé à six heures trente par un réveil, de bondir de son lit, s'habiller, ingurgiter un petit déjeuner, chier, pisser, se brosser les dents et les cheveux, se bagarrer en bagnole pour arriver dans un endroit où il fait essentiellement du fric pour quelqu'un d'autre et où on lui demande de dire merci pour la chance qu'il a ?».

Triste réalité de milliards d’individus dans ce monde aujourd’hui, tous dirigés, malgré eux, vers l’abattoir des jours. La mort y est toujours présente. Souvent elle fait durer le supplice. Parfois, elle l’anticipe.

Mais la finalité est la même : avoir peur. Constamment peur de tout perdre, de ne plus être capable de faire durer ce même calvaire qui devient la raison même de la vie de tant d’humains.

Peur de ne plus s’acquitter de ses factures. Peur de sortir d’une prison nommée usine pour une prison nommée cellule. «Quand un homme s'angoisse pour son loyer, les traites de sa voiture, le réveil-matin, l'éducation du gosse, un dîner à dix dollars avec sa petite amie, l'opinion du voisin, le prestige du drapeau ou les malheurs de Brenda Starr, une pilule de LSD a toutes les chances de le rendre fou parce qu'il est déjà fou en un sens, écrabouillé par les interdits sociaux et rendu inapte à toute réflexion personnelle», ajoute le même Bukowski. 

Pourtant, il faut bien, à un moment ou un autre, se rendre compte que ce n’est pas là vivre. Ce n’est même pas exister. Pourtant, il faut bien résister, à un moment ou un autre de ce cycle infernal.

Pourtant, on peut, face à cette condamnation, tenter de fuir, aller ailleurs, changer de vie, changer de condition, changer de destin, car pour ce dernier, il faut juste s’y appliquer pour forcer le destin à changer de gueule.

Mais le monde tel qu’il a été façonné jusque-là est si bien rodé qu’il ne laisse aucune chance au refus, à la fuite parce qu’il a annihilé chez les hommes toute volonté de résister : «L'horreur, ce n'est pas la mort, mais la vie que mènent les gens avant de rendre leur dernier soupir.

Ils n'ont aucune considération pour elle et ne cesse de lui pisser, de lui chier dessus. Des copulateurs sans conscience. Ils ne s'obsèdent que sur la baise, le cinoche, le fric, la famille, tout ce qui tourne autour du sexe.

Sous leur crâne, on ne trouve que du coton. Ils gobent tout, Dieu comme patrie, sans jamais se poser la moindre question. Mieux, ils ont vite oublié ce que penser voulait dire, préférant abandonner à d'autres le soin de le faire. Du coton, vous dis-je, plein le cerveau !

Ils respirent la laideur, parlent et se déplacent de manière tout aussi hideuse. Faites leur donc entendre de la bonne musique, eh bien ils se grattent l'oreille. La majeure partie des morts l'étaient déjà de leur vivant. Le jour venu, ils n'ont pas senti la différence», conclut Charles Bukowski.

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