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La dictature de la pensée unique

La dictature de la pensée unique

«Notre société n’accepte qu’une voix, qu’un humour, qu’une opinion. Elle veut faire table rase du passé, réécrire, condamner. Elle ne reconnaît pas la différence alors qu’elle la promeut à longueur de discours». Thomas Morales écrit ici une vérité universelle. 

 


 
Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste 

Les sociétés modernes imposent la voix unique. Tout comme les politiques, par la voix des médias qui sont à leur service, obligent tout le monde à adopter l’opinion unique. La pensée unique qui nivelle toutes les autres idées pour mieux maîtriser les masses. Dans ce processus, les sociétés s’attèlent à travestir l’Histoire pour la faire concorder avec leurs visions et leurs visées. Cette réécriture des faits, ce remodelage du passé commun permet d’effacer la mémoire historique pour la remplacer par une mémoire ajustable, selon les époques et les circonstances. Quand on jette un œil aux époques qui se sont succédé depuis la Renaissance, c’est le même schéma qui est reproduit, de manière implacable. Ce qui est encore plus désarmant, c’est que ça marche à tous les coups. Cette logique inextricable s’appuie sur de nombreux plans dont le principal est de maintenir les citoyens dans une grande forme d’ignorance et d’aliénation. 

Comme c’est le cas aujourd’hui, à l’ère du numérique et de la fameuse intelligence artificielle. Tout le monde tient son gadget et personne ne sait plus ni lire, ni écrire, encore moins prendre le temps de réfléchir. Si les gens ne savent pas lire et écrire, ils ne sauront pas bien penser. Et s’ils ne savent pas bien penser, d’autres penseront à leur place. C’est cela le procédé infaillible de la pensée unique. L’autre ingrédient majeur est le commerce de la religion, qui soumet tout le monde au même credo. Ce moyen de tenir les gens sous la coupe de la morale fluctuante de la cité est d’une efficacité imparable. Elle élimine l’esprit et le remplace par le concept de la foi. Face à cette approche, il est utile de rappeler ici que la religion est pour ceux qui ont peur d’aller en enfer et que la spiritualité est pour ceux qui y sont déjà allés. Ces derniers font scission au cœur des sociétés modernes. Ils créent une rupture qui grippe le rouleau compresseur des régimes modernes, avec cette constante : injecter la peur à l’ensemble de la société allant jusqu’à l’obliger, insidieusement, à demander au bourreau de consoler sa victime. L’ironie de cette souffrance est que l’individu veut être consolé par celui qui lui a fait mal en le remerciant de lui avoir fait entrevoir les vertus de l’enfer. Pour les réfractaires, demeure la révolte individuelle pour ne pas devenir une pâle copie du voisin, car l’unique façon de réagir dans un monde qui n’est pas libre est de devenir absolument libre à tel point que ton existence devient un acte de révolte. «La liberté ne peut être que toute la liberté; un morceau de liberté n’est pas la liberté», nous dit Max Stirner.


C’est exactement le cas au cœur de toutes les sociétés modernes où l’on a installé un unique prisme de vision qui grossit la lucarne de ce que les uns et les autres ne peuvent connaître. Comme nous le rappelle Albert Camus, «On se fait toujours des idées exagérées de ce qu’on ne connaît pas». On pense, du coup, que les chemins de la liberté sont durs, impraticables, inaccessibles, impossibles. Alors que c’est le contraire. La liberté est d’abord intérieure. Elle naît dans l’esprit et elle y bourgeonne. Il suffit de la nourrir pour qu’elle porte des fruits secrets. Pourtant, le monde qui nous entoure et nous cingle aujourd’hui s’applique à refuser à tous, surtout aux plus jeunes, l’expérience d’une vie loin des sentiers battus et des voies préétablies : «Les jeunes ne savent pas que l’expérience est une défaite et qu’il faut tout perdre pour savoir un peu», écrit à juste titre, Albert Camus, chez qui le concept de la révolte individuelle n’a strictement rien à voir avec la révolution. Éduquer son esprit à devenir réfractaire à tout ce qui abaisse l’individu est la plus haute forme de résistance dans un monde en sérigraphie. Former son esprit à refuser de se compromettre avec le marasme ambiant dans toutes les sociétés humaines aujourd’hui, permet de garder une ligne de démarcation infranchissable entre la servitude et l’indépendance de la pensée.  Cette lisière de l’esprit a des contours déchiquetés pour éviter la compromission avec cette braderie du verbiage qui tient lieu d’intellectualisme officialisé. Oscar Wilde avait une formule ironique pour décrire cet état de fait : «Je déteste les discussions, elles vous font parfois changer d’avis». Et l’esprit du refus ne peut changer d’avis que par l’expérience, jamais par mimétisme social.  H.D. Thoreau souligne ceci : «Si un homme marche à un autre pas que ses camarades, c’est peut-être qu’il entend le son d’un autre tambour. Laissons-le suivre la musique qu’il entend, quelle qu’en soit la cadence». 

Mais la société s’acharne. Elle n’aime pas ceux qui écoutent une autre musique. Elle a peur de ceux qui créent leur propre tonalité. Ceux-ci doivent, coûte que coûte, rentrer dans l’ordre. Dans les ordres, devrions-nous dire ! «Il faut commencer par comprendre comment fonctionne le monde : le monde ne récompense pas l’honnêteté et l’indépendance, il récompense l’obéissance et la servilité», assène Noam Chomsky, qui a fait le tour de la question des sociétés modernes, dans leurs variations les plus élémentaires, avec coté face : l’illusion de la démocratie et côté pile l’impératif de l’autocratie. Face à ce désastre planétaire que l’on nomme civilisation, le constat est sans appel. La catastrophe humaine atteint un tel degré d’absurdité quand on réalise que la majorité se marie sans aimer, qu’elle se multiplie sans élever, qu’elle construit des murs d’écoles sans éduquer, qu’elle prie sans crédo, qu’elle fait sans accomplir et qu’elle parle sans être sincère. Ce travestissement sonne le glas d’une humanité sans fondements et sans piliers. Par contre, cette même humanité brandit l’étendard de la morale, servie à toutes les sauces, pour embrigader les gens. Le tout avec cette réclame qui matraque à longueur de temps que la science et la technologie sauveront le monde. Pourtant, le constat est cruel : nous vivons aujourd’hui dans des sociétés inextricablement dépendantes des avancées scientifiques et des technologies, dans lesquelles presque personne n’entend rien à la science et à la technologie. 

Ce qui fait dire à un fin connaisseur des mensonges de l’Histoire, comme Naguib Mahfouz : «Toute nation qui veut combattre la pauvreté avec des prières, et l’ignorance avec des idéologies religieuses, et la sous-développement humain avec des prêches, et le mal qui ronge la société par les discours des prétoires, et les scissions sociales par les courants religieux et politiques, le chômage par le mariage et l’enfantement, cette nation est déjà morte et elle ne le sait pas».

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