Ce que l’on appelle modernité a donné corps à une idée dangereuse qui a fait beaucoup de mal et occasionné de nombreux dégâts au sein des sociétés humaines.
Il s’agit de cette idée qui s’est imposée comme vérité suprême : les humains ont d’abord besoin de manger avant toute autre chose. Jamais trouvaille aussi primaire n’a autant asservi l’humanité que cette affirmation à la fois barbare et réductrice à tous les égards. Affirmer avec force conviction que l’homme est venu au monde pour manger d’abord est un crime contre l’Homme. Dire que le sens même de l’existence est de se remplir la panse, c’est réduire l’homme à moins qu’un animal grégaire.
Et pourtant, l’horreur d’une telle assertion n’a pas suffi à annihiler à la base une telle fausse-vérité, érigée aujourd’hui en vérité universelle. Le résultat de longs siècles d’asservissement des humains par d’autres humains, au nom de la boustifaille, a produit une humanité servile, inféodée aux appels du ventre. Comme si la tuyauterie biologique et chimique était l’unique définition de l’Homme. Un simple entonnoir, un passage pour aliments que l’on charge, que l’on doit gaver, et qui doit rendre l’énergie dont on l’a rempli. Aussi simple. Aussi basique.
Dans ce processus qui a régi l’histoire des sociétés humaines depuis les premiers âges, aujourd’hui, avec cette expansion démographique effarante, la majorité des êtres humains doivent d’abord penser à manger. C’est la règle primordiale. C’est la valeur intrinsèque pour les humains. D’abord, on répond aux exigences de l’estomac, pour le reste, on verra. Et le reste, c’est le plus important. Le reste, ce sont toutes les autres nourritures : spirituelles, intellectuelles, mentales, morales, émotionnelles, sentimentales et imaginaires qui sont le fondement même de l’être humain. Toutes ces composantes essentielles, invisibles, indicibles sans lesquelles l’Homme n’est rien, sans lesquelles l’Homme ne peut même pas prétendre au rang de l’animal. Ce sont ces nourritures qui font la différence entre vivre et exister. «Le plus grand ennui, c’est d’exister sans vivre», disait Victor Hugo. Accepter d’être réduit à un intestin, c’est nier l’esprit. Alors que l’Homme est d’abord une âme dans une enveloppe charnelle qui a une effective date de fin. Mais l’esprit, lui, continue de vivre, d’évoluer, d’explorer, de traverser le temps et les dimensions. Et c’est cet esprit que les hommes doivent nourrir et cultiver. Cela passe par la langue, par l’écriture, par les arts, par toutes les expressions humaines qui élèvent l’esprit dans des sphères divines, au-dessus des contingences triviales de l’existence. Cela passe par la pensée, par la réflexion, par l’art de l’introspection, par l’acuité de projection par l’imaginaire au-dessus du commun et du primal.
Dans ce sens, René Descartes disait que : «C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher». Philosophie dans son acception première qui est de se questionner, de questionner le monde, de chercher à voir au-delà du visible, par la force de la pensée humaine. Pour Victor Hugo, qui a beaucoup écrit sur l’impératif de s’élever par la lecture et l’écriture, par la quête du savoir : «Lire, c’est boire et manger. L’esprit qui ne lit pas maigrit comme le corps qui ne mange pas». C’est ce type de nourritures célestes qui fait la différence au sein des sociétés. C’est également cette approche de la vie dans la quête du savoir qui fait le socle d’une nation, qui investit dans la culture, dans la connaissance, dans l’intelligence, et ce, à tous les égards. Une telle approche doit aussi laisser une grande place pour l’imagination. Faire école n’est pas bourrer les crânes. Loin de là. Il est d’abord question de faire aimer aux enfants le savoir, la culture, les arts, les sciences, le grand pouvoir de l’imaginaire qui ouvre devant eux des horizons infinis. «Le véritable signe de l’intelligence, ce n’est pas la connaissance, mais l’imagination», disait Albert Einstein, qui, lui-même, a souffert du manque de place réservée à l’imagination dans l’Allemagne du début du XXème siècle. Lui, qui aimait le violon et qui ne voulait jamais se destiner à autre chose qu’aux arts et aux grandes prouesses de l’esprit dans ce qu’il a d’infini.
Restreindre le champ des possibles, c’est condamner l’enfance à une forme terrible d’emprisonnement qui lui ôte toute possibilité de s’ouvrir sur les infinies ramifications de la vie et de l’existence. C’est d’ailleurs par l’imaginaire et l’imagination que les humains peuvent prétendre se mettre sur la voie d’une certaine sagesse dans cette vie. Car, et c’est là l’une des vérités de ce monde, la sagesse ne peut en aucun cas être partagée avec personne. Celle-ci semble toujours une étrangeté voire une folie pour celui qui n’y est pas parvenu par lui-même. Par contre, le savoir peut être communiqué, mais jamais la sagesse. On peut vivre sa sagesse, on peut la mettre à rude épreuve, on peut l’approfondir, on peut s’élever avec et par elle, mais il est impossible de l’enseigner aux autres. C’est pour cette raison que vivre avec un esprit libre est un premier pas sur le chemin de l’apprentissage, avec ce que cela comporte comme risque de se tromper (et il faut se tromper, même souvent), comme risque de perdre le bon bout, de s’égarer, d’errer même en attendant d’inventer son propre sentier qui se crée devant nous au fur et à mesure que l’on avance dans cette existence.
Romain Rolland disait ceci de si vrai : «En agissant, on se trompe parfois; en ne faisant rien, on se trompe toujours». C'est dans ce sens qu’il faut toujours essayer, tenter, tomber, tomber huit fois et se relever neuf. Ce n’est qu’au prix de tant de chutes et d’erreurs que l’on apprend à vivre : «Un homme expert est un homme qui a commis toutes les erreurs», disait Niels Bohr. Curieux d’ailleurs de la part d’un physicien de cet acabit de parler de la nécessité de multiplier les échecs pour apprendre le fondement même de la vie. Une vie où le plus important est d’être, quoi qu’il en coûte, en règles avec soi-même, de ne jamais perdre cette intégrité intérieure qui échappe à tout ce qui n’est pas une expérience interne, vécue dans l’intimité de soi.
Socrate disait à ce propos : «Je préfère être en désaccord avec tout le monde plutôt que de perdre l’harmonie que j’entretiens avec moi-même».
Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste