Accentué par le scandale de Settat qui a secoué les bancs universitaires, le harcèlement sexuel refait surface. Ce phénomène sociétal n’est pourtant pas nouveau.
La problématique de la preuve est l’un des obstacles à franchir une fois le silence brisé.
Entretien avec Me Nesrine Roudane, Managing Partner Roudane & Partners Law Firm, présidente de la Commission juridique et fiscale de la CFCIM et avocate au barreau de Casablanca.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Quels sont les mécanismes juridiques dont dispose le Maroc pour protéger les victimes de harcèlement sexuel ?
Me Nesrine Roudane : Il est vrai que l’actualité récente a mis la lumière sur ce phénomène très ancien et pas seulement marocain. C’est un sujet de société qui existe partout. Le Maroc a mené et continue de mener, depuis plusieurs années, une campagne de lutte contre les violences faites aux femmes sous toutes ses formes, notamment le harcèlement. A cet effet, il a ratifié plusieurs instruments internationaux et procédé à la mise à niveau de la législation nationale en modifiant le code pénal marocain par l'adoption de la loi n°103-13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes (promulguée par le dahir n°1- 18-19 du 22 février 2018 et publiée au Bulletin officiel n°6688 du 5 juillet 2018), et la loi n°27-14 relative à la lutte contre la traite des êtres humains (promulguée par le dahir n°1-16-127 du 25 août 2016 et publiée au Bulletin officiel n°6526 du 15 décembre 2016). Les récentes modifications de l’arsenal législatif marocain donnent quelques instruments pour permettre aux victimes de violences ou de harcèlement de dénoncer ces faits, et par la même occasion demander réparation du préjudice qui leur a été causé.
F.N.H. : Dans le cas du harcèlement, quelles sont les sanctions applicables au regard du droit marocain et de la jurisprudence ?
N. R. : Le Maroc a mis en place un cadre légal pour sanctionner le harcèlement sexuel en adoptant la loi n° 103-13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes. A cet effet, les articles 503-1, 503-1-1 et 503-1-2 du code pénal marocain prévoient des sanctions privatives de liberté et des amendes à l'encontre de toute personne qui, en abusant de l’autorité que lui confère ses fonctions, harcèle autrui en usant d’ordres, de menaces, de contraintes ou de tout autre moyen, dans le but d'obtenir des faveurs de nature sexuelle. Les peines d'emprisonnement varient d'un à trois ans et les amendes de 5.000 à 50.000 dirhams. Est sanctionné également quiconque persiste et harcèle autrui dans les espaces publics ou autres, par des agissements, des paroles, des gestes à caractère sexuel ou à des fins sexuelles, par des messages écrits, téléphonique ou électroniques, des enregistrements ou des images à caractère sexuel ou à des fins sexuelles d’une peine d’emprisonnement d’un mois à six mois et d’amendes pénales de 2.000 à 10.000 dirhams. Il est à préciser que la peine est portée au double si l’auteur de l’infraction est un collègue de travail ou une personne en charge du maintien de l’ordre et de la sécurité dans les espaces publics ou autres. Et par application de l’article 503- 1-2 du code pénal, «la peine est l’emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 5.000 à 50.000 dirhams, si le harcèlement sexuel est commis par un ascendant, un proche ayant avec la victime un empêchement à mariage, un tuteur, une personne ayant autorité sur la victime ou ayant sa charge ou un kafil ou si la victime est un mineur». A cela, il convient de prendre en considération les circonstances atténuantes ou aggravantes qui permettent au magistrat, en fonction des cas, d’apprécier les éléments de preuve en fonction de son intime conviction.
F.N.H. : Bien que protégées par la loi, les victimes sont parfois confrontées à la difficulté de dénoncer leurs bourreaux. Quels sont les recours possibles pour rétablir la vérité et que prévoit la loi pour protéger les victimes ?
N. R. : Une fois l’obstacle psychique et culturel franchi de façon à briser la loi du silence, la personne peut dénoncer l’agression dont elle est victime en déposant une plainte ou ayant recours à la citation directe. La victime doit aussi développer le réflexe de rassembler et réunir les moyens de preuve nécessaires pour permettre l’enclenchement de l’action publique par application du principe de l’opportunité des poursuites. En cas de condamnation de l’agresseur, la victime peut se constituer partie civile pour obtenir la réparation du préjudice dont elle a été victime et le magistrat peut décider, en plus des sanctions privatives de liberté et des amendes pénales, d'ordonner des mesures spécifiques qui visent à protéger la victime, telles que l’interdiction au condamné de contacter la victime ou de s’approcher du lieu où elle se trouve ou de communiquer avec elle par tous moyens, pour une période de temps déterminée, ou encore de soumettre le condamné à un traitement psychologique approprié (article 88-1 du Code pénal).
F.N.H. : Mais les victimes de harcèlement se trouvent souvent confrontées à la problématique d’apporter des preuves matérielles tangibles…
N. R. : Il est vrai que la problématique de la preuve est l’un des obstacles à franchir une fois le silence brisé. Dans ce cadre, il faut rappeler que par application des dispositions de l’article 286 du code de procédure pénale, «les infractions peuvent être établies par tout mode de preuves, hors le cas où la loi en dispose autrement, et le juge décide d’après son intime conviction». Il en ressort que la preuve est libre en la matière, dans le sens où la victime d’un harcèlement peut en apporter la preuve par tous les moyens (témoignages, enregistrements, aveux, etc.) de façon à permettre au parquet d’enclencher l’action publique en cas de plainte ou saisine d’office et au juge de former son intime conviction audelà de tout doute raisonnable. C’est une façon aussi de préserver les garanties d’un procès juste et équitable et de garantir la présomption d’innocence.
F.N.H. : D’autres lois sont-elles prévues dans le Royaume pour régir le harcèlement sexuel ?
N. R. : Il ne faut pas oublier qu’avant la modification des dispositions du code pénal marocain par l'adoption de la loi n°103-13 relative à la lutte contre les violences faites aux femmes, le législateur marocain sanctionnait déjà le harcèlement sexuel en milieu de travail, et ce depuis l’entrée en vigueur du code du travail marocain le 8 mai 2004. A cet effet, l’article 40 du Code du travail considère comme faute grave commise par l'employeur à l’encontre du salarié et qu’il serait assimilé à un licenciement abusif, le fait pour le salarié de quitter son travail en raison d’un harcèlement sexuel, lorsqu'il est établi que l'employeur a commis une telle faute. Maintenant, il est temps, compte tenu des retours d’expérience, de la jurisprudence en la matière et des meilleures pratiques dans le domaine, de compléter et/ou peaufiner la rédaction de certains textes de loi afin de condamner ce phénomène dans toutes ses manifestations, et non seulement sexuelles.
F.N.H. : Le scandale sexuel qui a secoué les bancs universitaires de Settat n’est que l’arbre qui cache la forêt. Ce phénomène existe longtemps. Pourtant, les premières dénonciations remontent à 2016 et 2020. Concrètement, qu’est-ce qui a permis l’éclatement de cette affaire au grand jour ?
N. R. : Les derniers événements qui ont défrayé la chronique viennent à une époque où, d’abord, la parole est facilitée du fait de l’aisance d’accès à certaines tribunes de plus en plus agiles (réseaux sociaux) qui permettent de sensibiliser et d’engager l’opinion publique. Le contexte épidémiologique et des restrictions sanitaires y contribuent aussi dans la mesure où on assiste aujourd'hui à des sit-in digitaux… Ensuite, la société marocaine est arrivée aujourd’hui à un niveau de «maturité» suffisant pour briser l’omerta par rapport à de telles problématiques, tout en arrêtant de stigmatiser les victimes et de faire plutôt preuve de solidarité et de soutien à leur égard. Et enfin, il ne faut pas oublier que la symbolique de l’université, espace structuré où en principe on forge les générations de demain et on permet aux jeunes de prendre leur envol, et à la place, on peut tirer profit d’une situation de précarité ou de faiblesse, a rendu ce phénomène dénoncé et décrié encore plus condamnable. Cela rappelle aussi que c'est aussi une question d'éducation. Maintenant, il faut éviter les déboires d’un excès ou l’instrumentalisation des situations.
F.N.H. : La loi 103-13 sur la violence faite aux femmes incrimine désormais certains actes considérés comme des formes de harcèlement, d'agression, d'exploitation sexuelle ou de mauvais traitements. Que prévoit cette nouvelle loi et a-t-elle évolué depuis sa promulgation ?
N. R. : La loi n° 103-13 relative à la lutte contre les violences a eu pour mérite de définir des infractions qui échappaient aux sanctions, puisqu’elles n’étaient pas définies comme l’exige le principe pénal de la légalité des délits et des peines en latin «Nullum crimen, nulla pœna sine lege». Autrement dit, il n'y a aucun crime, aucune peine, sans loi». Aujourd’hui, la violence est abordée dans toutes ses manifestations, qu’elles soient corporelle, sexuelle, psychologique ou encore économique, de façon à condamner tout acte, abstention, négligence correspondant à une infraction définie par la loi. Il convient de rappeler que la loi 103-13 visait à prévenir, protéger, sanctionner et accompagner. Certains de ces objectifs doivent aujourd’hui être revus et actualisés à la lumière de l’évolution de la société et au regard des difficultés d’application, notamment par rapport à la question de la preuve pour permettre aux différents mécanismes mis en place, comme les cellules de veille contre le harcèlement ou encore les cellules de protection des femmes victimes de violence, de jouer pleinement leur rôle, tel qu'il est prévu par la loi 103-13 et le décret n° 2.18.856 relatifs à la lutte contre la violence à l’égard des femmes.