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«Le système de santé a besoin d’une véritable réforme»

«Le système de santé a besoin d’une véritable réforme»

Le 30 mars, une affaire de corruption a éclaté dans le secteur de la santé, mettant en cause 31 personnes.

Au Maroc, la lutte contre la corruption est beaucoup plus portée par la société civile que par les partis politiques.

Entretien avec Abdelmajid Belaiche, expert en industrie pharmaceutique et membre de la Société marocaine de l’économie des produits de santé. 

 

Propos recueillis par Ibtissam Z.

 

Finances News Hebdo : Le problème de la corruption dans le secteur de la santé est mondial et le Maroc n’y échappe pas. En témoigne le dernier scandale qui a secoué le secteur. Comment expliquez-vous ce phénomène récurrent ?

Abdelmajid Belaiche : Le problème de la corruption est certes mondial, mais son ampleur et son impact sont très variables d’un pays à l’autre. Dans le cas du Maroc, ce que nous devons retenir est la dégringolade dans le classement mondial de l’Indice de perception de la corruption (IPC).

Notre pays a perdu 7 places, rien qu’entre 2019 et 2020 et 1 place entre 2020 et 2021, passant au 87ème rang mondial sur 180 pays et au 9ème rang au niveau des pays arabes. Concernant le secteur de la santé, la corruption y était historiquement bien implantée et à divers niveaux, et elle s’est développée au fil des ans, pratiquement de manière proportionnelle aux investissements et enjeux financiers.

 

F.N.H. : Le rapport de la Cour des comptes publié dernièrement, concernant la période 2019- 2020, commence à faire de l’effet. Plusieurs secteurs ont été épinglés, dont celui de la santé. Cette vague d’arrestations n’est-elle pas l’arbre qui cache la forêt ?  

A. B. : Je rappelle que ce n’est pas le premier rapport de cette institution. Il fait suite à toute une série de rapports qui ont fait des diagnostics sans concession sur les anomalies, dysfonctionnements qui touchent plusieurs secteurs dans notre pays, dont celui de la santé. Malheureusement, ces rapports sont lus ou peut-être même pas.

De ce fait, ils sont rangés dans des tiroirs et complètement oubliés. Les différents départements ministériels concernés par ces rapports y sont restés sourds et les dysfonctionnements et les problèmes de gouvernance ont continué comme si de rien n’était. Quel gâchis pour notre pays !

A côté de ces rapports de la Cour des comptes, l’instance parlementaire a aussi produit des rapports très intéressants en 2021. Je cite à titre d’exemple le rapport du groupe de travail parlementaire qui a dressé un état des lieux sans concession du secteur de la santé, sous ses différents aspects (gouvernance, infrastructures, ressources humaines...).

Il y a aussi un rapport consacré au fonctionnement de la direction du médicament et de la pharmacie et un autre relatif aux marchés effectués par le ministère de la Santé en période de pandémie de la Covid-19. Les associations et instances actives dans la lutte contre la corruption, la protection des fonds publics ou celle des droits de l’homme ont aussi produit des rapports au sujet de la corruption.

Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, ce n’est pas le rapport de la Cour des comptes qui a directement enclenché les dernières arrestations dans le ministère de la Santé, mais une conjonction de circonstances dont fait partie ce rapport.

Il y a eu d’abord des plaintes des associations telles que l’Instance de la protection des biens publics et l’Association des droits de l’homme, avec certainement la contribution de quelques lanceurs d’alerte anonymes et de journalistes.

Il y a aussi les rapports parlementaires déjà cités. On parle aussi d’une plainte qui aurait été déposée par le ministre de la Santé. L’ensemble de ces éléments a constitué un mélange explosif qui a précipité la chute de la maffia de la santé.

Tout en rappelant que ces faits concernent la période d’avant 2020 et que d’autres affaires touchant la période de la pandémie Covid-19 et qui ont fait la «Une» de la presse, atterriront inévitablement à la police, puis à la justice. Le rapport de la Cour des comptes ne donne pas de détails concernant les faits de corruption.

Il s’est attaché seulement aux problèmes de gouvernance au niveau des administrations et départements ministériels, et dont certains peuvent constituer des brèches dans les quelles s’engouffrent les corrompus et les corrupteurs pour atteindre leurs objectifs. Ce rapport a bien montré que le ministère de la Santé avance sans objectifs, sans suivis et sans évaluations des stratégies mises en place. Mais je pense que quelque chose est en train de changer.

L’un des signes positifs est l’annonce faite, il y a quelques jours, de la création par la primature d’une unité dédiée aux rapports de la Cour des comptes et le suivi de la mise en œuvre de ses recommandations. Mais il reste malheureusement beaucoup à faire en termes de lutte contre la corruption en général, et dans le secteur de la santé en particulier.

F.N.H. : Les rapports de la Cour des comptes ne sont pas toujours pris en compte par les autorités concernées. A votre avis, comment expliquer cette inertie ?  

A. B. : Tout simplement parce que les conclusions de ces rapports ne sont pas portées par les partis politiques qui hébergent malheureusement à côté d’honnêtes personnalités, de véreux personnages qui sont venus à la politique uniquement par appât du gain.

Ces derniers font tout pour bloquer toute réforme ou tout changement en matière de lutte contre la corruption, et notamment l’enrichissement illicite, le conflit d’intérêt ou la protection des lanceurs d’alerte.

Il y a aussi certains responsables dans des administrations et dans des départements ministériels qui profitent des failles du système pour s’enrichir vite et à moindre frais ou risques. Aujourd’hui, la lutte contre la corruption est beaucoup plus portée par la société civile que par les partis politiques.

Or, sans une contribution de ces derniers, on n’avancera pas suffisamment vite dans la lutte contre la corruption. Il y va de la réputation de notre pays et des risques pour les investissements étrangers et nationaux au Maroc, sans compter l’impact direct sur nos citoyens.

 

F.N.H. : Selon vous, la corruption a-t-elle été accentuée par la crise sanitaire ou au contraire a-t-elle mis à nu les répercussions de ce phénomène sur l'écosystème sanitaire au Maroc ? 

A. B. : Un peu les deux. D’une part, la corruption au Maroc est structurelle et endémique mais, effectivement, elle a été amplifiée en période de pandémie de la Covid-19.

C’est bien connu que les périodes de guerre, et la pandémie de la Covid-19, en est une, favorisent et amplifient toutes les formes de corruption.

Mais cette pandémie a aussi servi de révélateur dans la mesure où elle a mis à l’arrêt presque toutes les activités, sauf celles liées à la santé et à la sécurité. La santé est devenue le sujet numéro un de l’opinion publique et les lumières ont été automatiquement braquées sur elle et ses multiples «affaires».

Celles-ci ont fait les choux gras des médias, et notamment de la presse écrite pendant toute la période de la pandémie et même après. Ce qui a le plus retenu l’attention des médias, ce sont les gros marchés effectués de gré à gré et sans aucun appel d’offres.

Le fait que ces marchés ont exclu la procédure des appels d’offres, la majorité des opérateurs actifs dans le secteur ont incité certains parmi ces derniers à dénoncer ces anomalies.

Les sommes colossales des investissements en produits de santé pour diagnostiquer, traiter ou pour protéger notre population de la Covid-19, ont aussi attiré l’attention de l’opinion publique sur la destination de ces dépenses de santé et la manière dont elles ont été utilisées.

F.N.H. : Dans ce genre d’affaires de corruption, les lanceurs d’alerte ont leur importance pour signaler les abus et les détournements frauduleux, sauf qu’ils ne sont pas protégés par la loi. Qu’en est-il ?

 A. B. : Les lanceurs d’alerte sont très utiles dans la lutte contre la corruption. De témoins passifs d’affaires de corruption, ils deviennent des acteurs actifs sans lesquels beaucoup d’affaires passeront inaperçues ou n’aboutiront pas.

Malheureusement, les lanceurs d’alerte ne sont pas suffisamment protégés et ils peuvent subir des intimidations, des sanctions ou être licenciés de leur travail. Parfois, les ripoux dénoncés peuvent les traîner devant la police ou la justice à travers des plaintes malveillantes et mensongères et mettre en danger leur liberté et leurs biens.

En France, par exemple, il existe des lois pour protéger ces lanceurs d’alerte, telles que la loi Sapin 1 et Sapin 2 concernant les procédures d’alerte. Hélas, au Maroc, les lanceurs d’alerte et les journalistes restent sous la menace de poursuites, voire d’emprisonnement. 

 

F.N.H. : Entre corruption, fraude et détournement, ne faut-il pas penser à réformer le secteur de la santé pour réguler les attributions douteuses des marchés publics ?  

A. B. : Le système de la santé n’a pas besoin de réformettes, mais d’une véritable réforme. Cela suppose de larges consultations avec les différents intervenants, qu’ils soient au ministère de la Santé ou en dehors.

Cela suppose aussi de faire appel à de nombreuses expertises en la matière. Le premier chantier est celui d’une gouvernance malade qui doit être totalement revue avec des objectifs précis, un suivi et des évaluations pour chaque action entreprise et pour chaque stratégie mise en place. La digitalisation à tous les niveaux permet d’assurer une meilleure traçabilité.

En fait, il faut s’attaquer à toutes les failles qui permettent la corruption et les diverses malversations. Cela passe par la mise en place d’objectifs à atteindre dans toute stratégie, toute acquisition etc., puis par un suivi et une évaluation dans différentes étapes. Il faudra aussi tout digitaliser et pas n’importe comment. Cette digitalisation permet un très haut niveau de traçabilité; de plus elle permet d’élaborer des systèmes d’alerte pour toute anomalie.

 

F.N.H. : La corruption a un coût. Quel impact peut-elle avoir sur l’accès équitable aux soins de santé pour tous ?  

A. B. : La corruption et la mauvaise gouvernance constituent des obstacles majeurs au développement durable du Maroc. Il faut aussi rappeler que la corruption coûte 5% du PIB national, ce qui est énorme.

Lancer des appels d’offres dans le respect scrupuleux du décret relatif aux marchés et de la concurrence loyale permettra au ministère de la Santé d’acquérir du matériel et des produits de santé de qualité et aux meilleurs prix. Or, certains appels d’offres peuvent être conçus surmesure pour le produit d’une société en particulier afin qu’elle puisse remporter un marché en totalité ou en grande partie au détriment de ses concurrents.

Dans le cas du marché des traitements de l’hépatite C, par exemple, les 2 tiers du marché ont été attribués d’emblée à une société dont le seul avantage est que les 2 principes nécessaires au traitement sont associés dans le même comprimé, alors que les entreprises concurrentes avaient certes le traitement sous formes de 2 comprimés séparés, mais avec un coût largement inférieur et une molécule mieux adaptée au génotype viral au Maroc.

Heureusement que ce marché public douteux a été annulé par l’actuel ministre de la Santé, mais malheureusement, aucun autre appel d’offres concernant l’hépatite C n’a été lancé depuis.

Sur les 600.000 patients atteints de cette maladie, les plus démunis bénéficiant du Ramed n’ont toujours pas accès à ce traitement et sont sous la menace de cancers de foie ou de cirrhoses toutes aussi mortelles. De même que certains patients, et notamment les plus démunis, ne peuvent pas accéder aux moyens de diagnostic tels que les scanners.

En cause, ceux de certains de nos hôpitaux sont très souvent en panne car acquis de mauvaise qualité ou sont mal entretenus. Contrairement à ceux des radiologues ou des cliniques privées. Des patients attendent des semaines, voire des mois avant de pouvoir accéder à un bon diagnostic et pouvoir être traités à temps.

Le retard dans le diagnostic et le traitement peuvent conduire à l’aggravation de certaines pathologies. Dans le cas des cancers, par exemple, le pronostic vital sera alors engagé. Confier la réception du matériel acquis par le ministère à une personne souvent incompétente en matière de matériel biomédical au lieu de la confier à une commission multidisciplinaire est une aberration. Acquérir du matériel lourd et coûteux sans contrats bien ficelés de maintenance en est une autre.

Ne pas respecter le code des marchés publics marocains ouvre la voie à toutes les dérives. Et le prix à payer n’est pas seulement en termes de deniers de l’Etat, mais concerne aussi les patients.

La passation de ces marchés doit obéir aux principes de liberté d’accès à la commande publique, de l’égalité de traitement des concurrents, de la garantie des droits des concurrents et de la transparence dans les choix du maître d’ouvrage.

 

 

 

 

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