Plus de 9,24 millions de Marocains âgés de plus de 15 ans sont analphabètes.
Par Ibtissam Z.
Malgré une réduction notable, le taux d’analphabétisme, qui est passé de 47,7% en 2004 à 34,2% en 2021, reste élevé.
Les causes sont multiples : taux de rechute élevé, abandon scolaire, programmes inadaptés et manque de synergie entre les systèmes éducatifs public et privé.
Selon la présidente de la Cour des comptes, Zineb El Adaoui, la mise en œuvre des plans stratégiques et des programmes de lutte contre l’analphabétisme par les différents acteurs n’a pas encore produit les résultats escomptés.
Elle a souligné, lors de son intervention au Parlement le 15 janvier 2025, que le bilan dans ce domaine «reste insatisfaisant», malgré les diverses stratégies adoptées et l’enveloppe de près de 3 milliards de dirhams mobilisée pour l’Agence nationale de lutte contre l’analphabétisme (ANLCA) entre 2015 et 2023.
«Ce paradoxe souligne à la fois l'ampleur des efforts accomplis et les failles persistantes dans les stratégies mises en œuvre. La Cour des comptes, en examinant ces initiatives, a révélé des défaillances structurales majeures qui limitent leur impact. Parmi elles, l'absence d'une coordination efficace entre les ministères, les ONG et les collectivités locales est particulièrement préoccupante. Chacun opère isolément, ce qui entraîne une fragmentation des efforts et dilue les résultats. De surcroît, les formateurs, essentiels à la réussite de ces programmes, sont souvent insuffisamment formés, notamment dans les zones rurales où les besoins sont les plus pressants. Enfin, l'évaluation des programmes repose encore trop sur des indicateurs quantitatifs, comme le nombre de participants, négligeant des analyses qualitatives capables de garantir une poursuite», souligne Abdelkhalek Hassini, enseignant-formateur en France et président du collectif «CADOriental Europe».
Il insiste par ailleurs sur plusieurs pistes à explorer pour pallier ces failles.
«Pour combler ces lacunes, des mesures concrètes et ambitieuses s'imposent. La création d'une plateforme nationale centralisée, regroupant des initiatives, des données et des ressources liées à l'alphabétisation, pourrait transformer la manière dont les acteurs collaborent. Cette plateforme offrirait une visibilité accrue sur les besoins régionaux tout en permettant un suivi participatif où les bénéficiaires eux-mêmes contribueraient à l'évaluation des programmes», suggère-t-il.
Et d’ajouter qu’«en parallèle, il est essentiel d'investir dans la formation continue des éducateurs, avec des modules en ligne adaptés aux spécificités locales. Ces outils pédagogiques, enrichis de contenus valorisant la diversité culturelle et linguistique des régions, garantiraient une meilleure prise en compte des particularités de chaque communauté. Par ailleurs, l'intégration des technologies numériques doit être exploitée comme levier d'innovation. Des applications éducatives accessibles hors connexion, couplées à une utilisation stratégique des smartphones, pourraient démocratiser l'apprentissage, y compris dans les zones les plus reculées. Cependant, aucune stratégie ne pourra réussir sans un ancrage communautaire solide. Mobiliser les jeunes générations pour accompagner leurs aînés dans l'apprentissage ne renforcerait pas seulement les liens sociaux, mais ferait également de l'éducation un projet collectif».
En outre, Hassini assure qu’une telle approche intergénérationnelle donnerait à chaque acteur un rôle actif dans cette transformation. Pour lui, relever le défi de l’alphabétisation au Maroc ne consiste pas seulement à réduire un taux. Il s'agit de bâtir une société où l'accès au savoir devient un droit universel, porté par une volonté commune d'innover, de collaborer et de progresser.
Un défi collectif à réinventer
Avec un taux de présence moyen de 40% et une assiduité ne dépassant pas 43% dans les classes d’alphabétisation inspectées entre 2019 et 2022, les programmes d'alphabétisation ne font pas foule.
«Les programmes d'alphabétisation au Maroc peinent à susciter une adhésion forte parmi les apprenants, comme en témoignent les taux limités de présence et d'assiduité. Ces résultats révèlent des failles structurelles et pédagogiques qui appellent à une révision stratégique de la part de l'Agence nationale de lutte contre l'analphabétisme», soutient Hassini.
Selon lui, «pour maximiser leur impact, il devient impératif d'optimiser les partenariats avec les organisations de la société civile (OSC), tout en améliorant significativement les environnements d'apprentissage. Le choix des partenaires joue un rôle crucial dans l'efficacité des programmes. Privilégier des collaborations de qualité avec des OSC ayant une expertise éprouvée et une proximité avec les communautés locales permettra de mieux répondre aux besoins spécifiques des bénéficiaires. Ces partenariats devraient également inclure des dispositifs de renforcement des capacités pour les éducateurs, à travers des formations continues alignées sur les réalités locales. Une approche qui valorise les spécificités culturelles de chaque région garantirait une meilleure appropriation des programmes par les populations concernées».
Un autre obstacle relevé par la Cour des comptes est lié aux espaces de formation. Certains cours se déroulent en effet dans des lieux inappropriés tels que des appartements, des maisons résidentielles ou encore des garages. Seulement 18% des espaces dédiés en 2022/2023 étaient publics, ce qui affecte directement l’assiduité et la motivation des apprenants.
Pour Hassini, «Les environnements d'apprentissage constituent un autre levier majeur de transformation. Les espaces souvent austères et sous-équipés doivent être réimaginés pour devenir des lieux motivants et modernes. Des salles bien éclairées, dotées d'équipements numériques et conçues pour encourager l'interaction, pourraient transformer l'expérience éducative. L'utilisation de technologies interactives, comme des tableaux intelligents ou des outils ludiques, pourrait rendre les sessions plus engageantes et adaptées aux attentes des apprenants. Enfin, un enjeu clé souvent négligé est celui de l'analphabétisme numérique». C’est pourquoi, poursuit-il, «apprendre à naviguer sur Internet, à utiliser des logiciels de base ou à se protéger en ligne est devenu une compétence incontournable».
Et de poursuivre : «L'intégration de modules numériques dans les programmes d'alphabétisation ouvrirait de nouvelles perspectives, permettant aux apprenants de s'intégrer pleinement dans le monde contemporain tout en renforçant leur autonomie. Pour garantir la pérennité de ces efforts, l'ANLCA pourrait adopter une démarche participative. En impliquant les bénéficiaires dans l'évaluation des initiatives et en valorisant leurs réussites, par exemple à travers des certificats ou des célébrations, elle renforcerait leur engagement».
En outre, encourager une dynamique intergénérationnelle est un point important sur lequel insiste Hassini.
«Il est vrai que la mobilisation des jeunes générations pour accompagner leurs aînés dans l'apprentissage numérique pourrait créer une dynamique intergénérationnelle bénéfique, consolidant ainsi la cohésion sociale et le partage des savoirs. En adoptant une vision globale qui combine rigueur dans la sélection des partenaires, transformation des espaces de formation et intégration des compétences numériques, l'ANLCA pourrait faire des programmes d'alphabétisation de véritables instruments d'émancipation. Ce n'est qu'en adaptant ses stratégies aux réalités actuelles que le Maroc pourra relever ce défi avec succès et construire une société plus inclusive et équitable», conclut-il.