«Si ça peut être écrit ou pensé, ça peut être filmé». Cette phrase est la confession de foi d’un cinéaste comme Stanley Kubrick, à qui l’on doit, entre autres grands travaux, «Orange mécanique», «Barry Lyndon», «Full Metal Jacket», «Docteur Folamour» ou encore le sublime «2001, l’odyssée de l’espace».
Abdelhak Najib
Écrivain et critique de cinéma
Sauf que de la phrase à son expression en images, il y a tout un gouffre qui doit être comblé et non rempli, par des sentiments, des sensations, des émotions. Cette transmutation -et non transformation ou encore traduction, souvent plate,- de la phrase en images, doit être empreinte de sens et de signifiance, au-delà du propos plat du script, qui n’est qu’une ossature première pour garder un fil conducteur au niveau de la narration. Car, c’est de cela qu’il s’agit : raconter une histoire en images et en séquences, sans se soucier de l’ordre narratif ni de la chronologie temporelle ou spatiale. Il est question quand on parle d'œuvre cinématographique de raconter selon plusieurs prismes et plusieurs points de vue, autant de cadrages pour multiplier la force du propos qui défile en kaléidoscope, à travers vingt-quatre images par seconde. C’est un pari clair, mais il est souvent mercuriel, dans ce sens qu’il échappe à celui qui veut faire œuvre de cinéma. Comme c’est le cas quand on se penche, avec sérieux et en toute logique, sur l’histoire du cinéma au Maroc, car il est difficile de parler aujourd’hui d’un cinéma marocain, comme on l’entend quand on parle, à titre d’exemple d’un cinéma italien, d’un cinéma japonais ou encore d’un cinéma iranien, toutes ces cinématographies qui ont leurs spécificités évidentes et leurs particularités claires et bien établies, ce qui les rend reconnaissables parmi tant d’autres pratiques cinématographiques dans le monde. Il est d’autant plus délicat de parler d’un cinéma marocain que nous n’avons pas encore pu, en plus de soixante ans de travail dans ce domaine, à dégager un courant, une école, une manière de voir et de faire en restituant cinématographiquement de nombreuses thématiques, récurrentes dans le faire cinématographique national, tels que la politique (l’audace et la liberté du traitement en moins), la femme, l’enfance, la guerre, l’amour, le crime, l’aventure, l’histoire personnelle et celle du pays (avec plus de 1.000 figures historiques, le cinéma au Maroc n’a pas pu documenter son histoire et son patrimoine)… Ce qui montre à quel point le manque de bons sujets de cinéma est un handicap devant la naissance d’un cinéma marocain à proprement parler. «C'est une erreur de dire qu'un artiste "cherche" son sujet. Celui-ci mûrit en lui, comme la gestation d'un enfant jusqu'à l'accouchement. L'artiste n'est pas le maître, mais le serviteur d'une situation. La création est pour lui la seule forme d'existence possible. Chacune de ses œuvres est en lui comme une poussée irrésistible. Et l'enchaînement de ses actes ne trouve sa légitimité que s'il a foi en son sujet, car seule la foi cimente les images en un système, voire en un système de vie», avait dit Andreï Tarkovski, à juste titre, soulignant ici l’importance cruciale d’un véritable sujet d’écriture pour le cinéma. Écriture, dans ce sens que celui qui prend sur lui de faire un film narratif doit d’abord porter en lui des sujets, les nourrissant par le vécu, par les rencontres, dans l’adversité, au fil du temps, travaillant dessus en continu pour pouvoir accoucher d’une œuvre qui porte en elle un certain degré de maturité, une vision, un propos clair et une teneur en idées et en valeurs humaines, qui vont au-delà de ce qui est filmé et montré à voir pour toucher l’humain en nous. Au bout du compte, pourquoi faut-il faire œuvre de cinéma si le film en soi n’est pas porteur d’humanité, d’humain, de vision humaine élevée, même quand on traite des choses et des situations les plus noires, les plus inhumaines, les plus affreuses, tels que le crime, la guerre, le meurtre, la trahison, le génocide, la barbarie…. Le traitement est là pour dépasser ce qui est vu en lui donnant un sens empirique. Autrement, il n’est pas la peine d’en faire œuvre de cinéma s’il est juste question de coller des images en voulant leur donner l’illusion de la narration pour dire «quelque chose». C’est en somme cela le principe fondateur et la finalité de toute œuvre de création : dire quelque chose, parler, partager un sentiment, une idée, un sens, ou alors poser des questions sans essayer, coûte que coûte de leur trouver des réponses. Et c’est justement là l’autre point négatif du cinéma tel qu’il est pratiqué au Maroc. Le sens manque tout comme l’idée échappe dans un fatras filmique qui relève plus de la représentation imagée du scénario que d’une véritable narration filmique en images. «Mon devoir est de faire en sorte que celui qui voit mes films ressente le besoin d'aimer, de donner son amour, et qu'il perçoive l'appel de la beauté», écrivait Andreï Tarkovski dans «Éthique de l’absolu». Car, le cinéma est une éthique et une recherche de l’absolu qui ne peut s’incarner que dans la fugacité de l’image. Ce à quoi répond Stanley Kubrick en disant : «La question est de savoir si l’on donne au public quelque chose qui vise à le rendre plus heureux, ou quelque chose qui corresponde à la vérité du sujet». Ce travestissement de son propos pour satisfaire un spectateur somme toute hypothétique (puisqu’on ne connaît jamais cet éventuel spectateur, on suppose sur sa nature et on définit ses choix à sa place) est le piège fatal pour tout réalisateur. Plaire, satisfaire, répondre à une attente est le contraire absolu de faire œuvre de création. Celle-ci prend racine dans des sphères mentales et spirituelles au-delà des contingences imposées par une certaine vanité ou encore un certain besoin de reconnaissance. L'art existe et s'affirme là où il y a une soif insatiable pour le spirituel, l'idéal. Une soif qui rassemble tous les êtres humains.
Pour mieux illustrer notre propos, prenons, à titre d'exemple, la vague des films marocains qui ont traité de ce que certains appellent «Les années de plomb». Ils sont plusieurs à s’y être penchés sur cette thématique à la fois complexe et piégeuse. Hassan Benjelloun avec «La chambre noire» aurait pu donner corps à un film profond et poignant. Certes, le livre dont l’opus est adapté pèche par sa mièvrerie, mais il y avait là pour le réalisateur une base pour faire une belle œuvre de cinéma. La prison, la politique, l’injustice, le droit à l’expression, la révolte… Mais toute cette force s’est diluée dans des clichés qui se voulaient des leçons d’histoire. Le propos d’un réalisateur n’est pas de donner des leçons sur l’Histoire, mais de porter sur écran une pensée, des sentiments, des idées, un esprit. C’est d’ailleurs là la force des films qui ont pour sujet le monde carcéral : aller au bout de la privation de liberté pour édifier la liberté. Alan Parker l’a réussi dans «Midnight Express». Stuart Rosenberg l’a bien mis en scène dans l’inoubliable «Brubaker». Norman Jewison en a fait une œuvre sublime dans «Hurricane Carter» et Steve Buscemi nous a offert un film prodigieux dans «Animal Factory», adaptation inspirée du roman du même nom d’Edward Bunker. On peut ici aligner des dizaines d’autres titres, qui ont profité de ce monde clos et parallèle qu’est la prison pour créer des univers qui marquent la mémoire, comme on a pu le vérifier avec «The Shawshank Redemption» de Frank Darabont. Sur cette même thématique politique, Abdelhaï Laraki a filmé un premier long métrage, intitulé «Mona Saber», sur lequel j’ai écrit à sa sortie en 2001 encourageant ce travail de mémoire entrepris par le réalisateur. Là aussi, en dépit des bonnes intentions, le film pêche par son désir constant de vouloir faire justice de manière directe, frontale, primale, sans nuances, sans subtilité. Là encore, c’est ce schisme entre scénario et images qui porte un coup au travail cinématographique. On peut filmer ce qu’on écrit, mais on le transcende par l’image, qui devient l’unique support en annihilant le mot qui en est la base. Tant que le réalisateur ne dépasse pas le texte, il ne fait que traduire (toujours approximativement) le mot en images. Et c’est là que le film prend un coup fatal. C’est le même constat dans un autre film, qui aurait pu être une belle page de cinéma. Il s’agit de «Ali, Rabia et les autres…» de Ahmed Boulane. C’est là un film que j’ai défendu et pour lequel je me suis engagé face à une certaine censure à la fin des années 1990 et le début des années 2000. Le réalisateur dont c’est d’ailleurs l’unique film acceptable, avait une histoire bien profonde, avec des situations humaines solides, mais le traitement lui a échappé au fil des bobines. On sent le réalisateur sur la réserve, à la surface de son propos, une superficialité portée également par certains de ses acteurs qui ont bien cabotiné dans ce film. Après cet essai, qui est venu juste après un bon court-métrage intitulé «Voyage dans le passé», Ahmed Boulane n’a plus jamais retrouvé cette flamme de son premier film. Il a continué à essayer des projets, toujours sans audace et en gardant sous le manteau, par peur, par crainte de se dévoiler ou alors par manque de rigueur avec lui-même. Un réel gâchis.
On peut là aussi aligner d’autres titres sur le même sujet, mais qui ont tous joué sur la fibre vindicative, après coup, pour régler quelques contentieux avec l’histoire et avec le pays. C’est là où le bât blesse. On ne fait pas œuvre de création pour régler des comptes. On réalise un film parce qu’on l’a porté en soi, en toute passion et en toute liberté. Autrement dit, il est beaucoup plus difficile de se maintenir à un niveau moral élevé que de se complaire dans la médiocrité : «Pour être libre, il suffit de l'être, sans en demander l'autorisation à personne. Il faut se faire une hypothèse sur son propre destin et s'y tenir, sans se soumettre ni céder aux circonstances. Une telle liberté exige de l'homme de véritables ressources intérieures, un niveau élevé de conscience individuelle, et le sens de la responsabilité devant lui-même et par là devant les autres. La tragédie est hélas que nous ne savons pas être libres. Nous réclamons une liberté qui doit coûter à l'autre mais sans rien lui abandonner en échange, voyant déjà là comme une entrave à nos libertés et à nos droits individuels. Nous sommes tous caractérisés aujourd'hui par un extraordinaire égoïsme. Or, ce n'est pas cela la liberté. La liberté signifie plutôt apprendre à ne rien demander à la vie ni à ceux qui nous entourent, à être exigeant envers soi-même et généreux envers les autres. La liberté est dans le sacrifice au nom de l'amour», affirme Andrei Tarkovski, dans «Le temps scellé». Ces paroles résument à plus d’un égard toutes les failles du cinéma tel qu’il est pratiqué au Maroc, comme l’a bien illustré le film signé Saad Chraïbi portant le titre simpliste de «Jawhara» comme une métaphore de cette perle perdue par le mal de toute une époque. On peut aussi citer Abdelkader Lagtaa et son film «Face à face», avec un scénario écrit par Noureddine Saïl, qui est le problème de ce film qui aurait pu être une référence dans le genre surtout grâce à l’acuité de son réalisateur, qui a cédé à la volonté de traiter un texte approximatif, confus et teinté d’une certaine grandiloquence qui n’apporte rien au film, mais qui le rend léger et à la surface. Là aussi, il y a toujours ce manque de profondeur et d’exigence avec soi qui pénalise les réalisateurs quel que soit leur sujet et leur projet. Le traitement est approximatif, bancal, estropié comme si celui qui traite le film n’en maîtrise pas tous les contours. Pourtant, sur cette même thématique politico-carcérale en relation avec ces années noires du Maroc, une réalisatrice comme Leila Kilani nous propose un travail sérieux et responsable, avec son opus, «Nos lieux interdits». Sans pathos, sans jérémiades, sans leçons de morale, mais une histoire, des histoires, bien narrées et bien ficelées. C’est le cas aussi dans «Mille moi » de Faouzi Bensaïdi et de «Mémoire en détention» de Jillali Ferhati, qui nous donne à voir un film senti et gorgé de pudeur. Ce qui est notable dans ces derniers titres cités, c’est d’abord la sincérité du propos et la volonté de faire une œuvre juste, sans pathos ni racolage politique. Ce sont là des films qui s’adressent à l’intelligence et non aux sensations primales des spectateurs pour satisfaire une forme de voyeurisme politique postdaté. Dans ce sens, le cinéma comme toutes les autres formes d’art reste une affaire d’intelligence et de sincérité. Dans ce sens, il s’adresse à une forme élevée de cognition. Il devient un langage pour initiés : «L'art est par nature aristocratique, et son effet sur l'auditoire naturellement sélectif. C'est que son influence, même dans ses manifestations "collectives" comme le théâtre ou le cinéma, est liée aux émotions secrètes de chacun de ceux qui entrent en contact avec l'œuvre. Et plus un individu est bouleversé par ces émotions, plus l'importance de cette œuvre est grande dans son expérience personnelle», précise Andreï Tarkovski.