La responsabilité sociale en santé suppose la mise en place d’une série de mesures afin d’améliorer l’accès aux soins pour tous.
En l'absence de données africaines liées à cette thématique, l’ouvrage «La responsabilité sociale en santé : Quelle application en Afrique ?» est né.
Entretien avec l’auteur, médecin-néphrologue et romancière, Pr Intissar Haddiya.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Tout d’abord, qu’est-ce qui a motivé cette volonté d’écrire cet ouvrage et pourquoi l’Afrique ?
Pr Intissar Haddiya : Actuellement, la responsabilité sociale en santé est de la plus haute importance dans le développement des systèmes de santé. Cependant, il existe peu d’études sur ce sujet, émanant de notre continent ou se basant sur les perceptions des parties prenantes internes (les professionnels de santé) et externes (les patients). Alors qu’il est communément admis que pour améliorer la performance d’un système de santé, il est important de comprendre comment les patients et les soignants le perçoivent. Il est de ce fait nécessaire d’étudier la responsabilité sociétale dans le domaine de la santé dans notre région africaine pour que les progrès scientifiques et technologiques soient bénéfiques à nos patients de manière juste et équitable. Car, des disparités parfois choquantes dans l’accès aux soins de santé continuent à être observées dans plusieurs pays d’Afrique. Un exemple concret de ces disparités et insuffisances est celui de la prise en charge de la maladie rénale dans nos régions.
En effet, de nombreux pays africains présentent, outre la pauvreté et l’analphabétisme, une pénurie des structures de soins, des ressources humaines et matérielles requises pour la prise en charge de la maladie rénale, qui demeure fréquente, grave et coûteuse. Par ailleurs, la prévalence des maladies rénales dans cette région du monde est étroitement liée aux infections et au manque de sensibilisation aux mesures préventives. Ainsi, en l’absence de systèmes de santé socialement responsables, qui prennent en considération les déterminants sociaux des populations africaines en tant que partie intégrante de la prise en charge des patients, aucune amélioration de l’état de santé ne pourrait être envisagée dans notre continent. En effet, l’absence d’études africaines relatives à ce sujet a motivé la réalisation d’une enquête ayant pour objectif d’étudier la responsabilité sociale relative à la situation sanitaire rénale en Afrique, en se basant sur les perceptions des patients et des médecins néphrologues, explorer les facteurs influençant ces perceptions et établir des propositions afin de les améliorer.
F.N.H. : La responsabilité sociale en santé est considérée aujourd’hui comme l’une des réponses indispensables, voire prioritaires pour l’amélioration des systèmes de santé dans le monde. Où réside justement son importance ?
Pr I. H. : La responsabilité sociale des organisations est définie comme l’implication et la participation de l’organisation aux actions qui contribuent à une société plus juste et un environnement plus sûr. Récemment, le concept de responsabilité sociale s’est élargi à d’autres domaines d’activité, dont celui de la santé, et plus particulièrement au contexte de la prestation des soins de santé, des hôpitaux et des organismes de formation sanitaire. C’est un concept fondé sur des principes de qualité, d’efficience, de pertinence et d’équité, qui connait depuis quelques années un engouement très fort. Il est ainsi fréquemment présenté comme l'une des réponses nécessaires à l’amélioration de la prise en charge des patients dans la plupart des pays développés. Cette version nouvelle de la responsabilité sociale suppose la mise en place d’une série de mesures afin d’améliorer l’accès aux soins pour tous, la qualité des services de santé et leur efficience. Ainsi, la responsabilité sociale des systèmes de santé fait actuellement l'objet d'une attention croissante à travers le monde. Car le système de santé est l’exemple type d’un organisme dont les actions impactent directement la société et qui a, par conséquent, l’obligation éthique et morale d’être «socialement responsable».
F.N.H. : Votre ouvrage s’appuie sur une approche participative et inclusive (médecins et malades). Quels sont les grands enseignements à retenir de cette étude ?
Pr I. H. : Le présent travail avait montré qu’une faible proportion de patients avait une bonne perception de la responsabilité sociale des hôpitaux. En effet, les patients étaient globalement satisfaits de la prise en charge thérapeutique, en l’occurrence l’implication des soignants dans le processus des soins. Cependant, l’environnement, les conditions générales de l’hôpital, l’accessibilité et l’équité des soins étaient globalement insatisfaisants. Une association positive significative était notée entre l’existence d’une couverture sanitaire, le revenu du pays, ses dépenses publiques en santé et en éducation et la perception de la responsabilité sociale des hôpitaux par les patients.
En ce qui concerne les médecins, la majorité des participants pensait que leurs hôpitaux n’étaient pas socialement responsables, et avait soulevé un certain nombre de facteurs entravant la responsabilité sociale des hôpitaux africains, tels la pénurie des professionnels de santé, la gouvernance, les infrastructures inadaptées, ainsi que des facteurs liés au système de santé (faibles budgets nationaux, coût des soins et absence de couverture sanitaire). En effet, notre étude a mis en exergue le rôle crucial de la gouvernance et de la gestion hospitalières (en impliquant les différentes parties prenantes) pour améliorer la responsabilité sociale des hôpitaux, et par conséquent l’offre des soins. Ceci représente une nouvelle approche de gouvernance qui aide à créer de la valeur organisationnelle par la performance, la conformité et la responsabilité.
De plus, bien qu'elles ne soient pas représentatives de l'ensemble de la population des patients insuffisants rénaux ni des médecins néphrologues, les perceptions et les préoccupations de nos participants fournissent des informations aux autorités sanitaires concernant la perception du fonctionnement des hôpitaux et la prise en charge de la maladie rénale en Afrique. Ces résultats pourraient être d’un grand apport aux décideurs, contribuer à influencer les politiques de santé, en plus de permettre d’améliorer la performance de nos systèmes de santé et les aider à adopter les actions requises pour devenir socialement responsables.
F.N.H. : Votre enquête révèle des données inédites concernant la maladie rénale et sa prise en charge en Afrique, notamment au Maroc, qui reste le mieux loti. Qu’en est-il ?
Pr I. H. : C’est vrai qu’il existe des disparités entre les pays inclus, et le Maroc est mieux loti en comparaison avec les pays subsahariens, en termes de personnel soignant spécialisé et d’offre de soins, que nous avons illustré dans ce travail par l’exemple des traitements des maladies rénales qui sont particulièrement coûteux. Ceci concerne en l’occurrence les techniques de dialyse de suppléance et la transplantation rénale. En effet, les pays d’Afrique du Nord desservent 93% de la population africaine sous dialyse du continent. Ainsi, au Maroc, 36.500 patients bénéficient d’hémodialyse chronique. Et beaucoup d’efforts sont fournis pour la promotion des programmes de transplantation rénale dans notre pays, avec actuellement plus de 710 patients transplantés, dont 84 à partir du donneur en état de mort encéphalique. D’un autre côté, en Afrique, 60 à 70% des dépenses de santé sont assurées directement par les ménages (versus une moyenne mondiale de 46%). L'assurance maladie ne couvre souvent qu’une minorité de patients.
Les populations africaines demeurent confrontées à des besoins de santé non satisfaits, et des inégalités, à la fois inter et intra-pays, persistent en matière d’accès aux soins de santé. Concernant la maladie rénale, plus de 80% des patients dans le monde qui reçoivent un traitement pour l'insuffisance rénale se trouvent dans des pays riches avec un accès universel aux soins de santé, alors que la majorité des patients des pays en développement n'ont pas accès au traitement car ils ne peuvent pas en payer le coût. Le fardeau de cette maladie se fait davantage sentir dans les pays africains où les systèmes de sécurité sociale ou d'assurance maladie ne peuvent répondre aux énormes exigences financières que la maladie impose aux patients et à leurs familles. Au Maroc, il y a eu d’abord le régime d'assistance médicale (Ramed), fondé sur les principes de l'assistance sociale et de la solidarité nationale au profit des démunis, puis la généralisation de la couverture sanitaire universelle (AMO), qui ont permis plusieurs avantages aux patients insuffisants rénaux en termes d’accès aux soins spécialisés.
F.N.H. : L’ouvrage expose la problématique, mais donne également des solutions pour améliorer le système de santé. Lesquelles ?
Pr I. H. : Plusieurs modèles peuvent être appliqués à juste titre pour résoudre les nombreux problèmes auxquels est confrontée la pratique médicale en Afrique. Ces modèles préconisent principalement le dépistage, la réduction des facteurs de risque, le diagnostic et le traitement précoces, ainsi que la nécessité d'une participation gouvernementale, tout en tenant compte des dimensions de la responsabilité sociale en santé (adoption de politiques de santé, financement, création de programmes de sensibilisation du public, développement et affectation des ressources humaines). Les médecins africains devraient travailler ensemble pour établir des programmes durables avec leurs gouvernements locaux. Ce faisant, ils doivent adapter les expériences des autres régions du monde aux facteurs culturels, environnementaux et religieux qui régissent leurs pays. Car, seuls les Africains peuvent résoudre les problèmes en Afrique. Le financement des gouvernements, associé éventuellement à l’adoption de partenariats public-privé avec de grandes entreprises locales, contribuerait probablement à la réussite de ces programmes.
Dans notre étude, les médecins inclus avaient proposé des solutions pour améliorer l’état des lieux. Toutefois, les propositions suggérées s’adressaient principalement aux responsables des hôpitaux ainsi qu’aux décideurs des systèmes de santé dont ils relèvent. Nous les avons regroupés en trois parties. • Recrutement et formation des ressources humaines - Établir et renforcer la formation des médecins spécialistes au niveau local, et réduire la fuite subséquente des cerveaux. - Accorder une attention particulière à la formation médicale continue : rôle des universités et des sociétés savantes. - Encourager la coopération Sud-Sud en termes de formation et de recherche. • Leadership et gouvernance - Créer des sociétés savantes locales pour constituer un noyau solide ayant une légitimité scientifique et morale. - Encourager les travaux de recherche et mettre en place des registres nationaux des maladies afin de constituer un système d’information fiable et avoir une idée claire sur l’épidémiologie locale et, par conséquent, les besoins effectifs en matière de ressources humaines et logistiques. - Améliorer la disponibilité des médicaments à des prix abordables. - Encourager la production locale des médicaments. Il s’agit, selon les médecins interrogés, de stimuler les investissements et promouvoir l’industrie pharmaceutique, et ce en adoptant des mesures fiscales encourageantes. - N’autoriser en cas de commercialisation des médicaments génériques que les molécules ayant des études de bioéquivalence contrôlées. - Mise en place et généralisation de la couverture sanitaire universelle, élément crucial pour l’accès équitable à des soins de qualité. • Et en dernier lieu, le renforcement des infrastructures et de la logistique en augmentant le nombre des structures de soins de qualité adaptée.
F.N.H. : Tant que les soins restent coûteux, la performance du système de santé est loin d’être optimale. Quels sont les facteurs à prendre en compte pour améliorer cette situation ?
Pr I. H. : Les facteurs qui influencent la responsabilité sociale des hôpitaux en Afrique, révélés par notre travail, sont nombreux et intriqués. Nous les avons regroupés en quatre grandes catégories.
• Les facteurs liés aux patients - Les facteurs sociodémographiques, notamment le niveau d’instruction et le contexte culturel du patient ont un impact sur le déroulement des soins selon les médecins. En effet, ces derniers rapportaient des conduites entravant la prise en charge thérapeutique, tels le recours à la médecine traditionnelle et aux herboristes, ainsi que des difficultés de compréhension des protocoles thérapeutiques. Ces constats étaient plus observés selon les médecins interrogés chez les patients de faible niveau d’instruction et pourraient être liées à l’environnement socioculturel et aux croyances des patients.
- La coopération des patients : L’observance thérapeutique et l’adhérence aux recommandations des soignants en termes de régime alimentaire, prescription médicamenteuse et respect des rendez-vous de consultation et d’hospitalisation, sont étroitement liés aux facteurs sociodémographiques des patients selon les médecins et ont un impact direct sur la qualité des soins. - Type et sévérité de la maladie : Les pathologies sévères ou requérant des protocoles thérapeutiques complexes ou de longue durée représentent un véritable défi pour les médecins africains. Du fait du manque de moyens logistiques et financiers et la nonadhérence subséquente des patients et leurs familles.
• Les facteurs liés aux médecins - La motivation et l’engagement des médecins est un facteur déterminant de la qualité des soins selon les médecins interrogés, qui estimaient par ailleurs que les conditions et l’environnement de l’hôpital étaient insatisfaisants pour les soignants. - L’absence de plusieurs spécialités : chirurgie vasculaire, réanimation, service de laboratoire, anatomie pathologique, radiologie… - La fuite des cerveaux est un problème majeur en Afrique, rapporté notamment par les néphrologues subsahariens. • Les facteurs liés à la structure hospitalière - Leadership et gouvernance : la gestion et l’organisation de la structure hospitalière. - Les infrastructures inadaptées, le nombre insuffisant d’hôpitaux spécialisés, la non-disponibilité et la nonproduction locale des médicaments et outils diagnostiques.
• Les facteurs liés au système de santé - Les ressources limitées, les faibles budgets alloués à la santé dans plusieurs pays du continent ainsi que l’absence de couverture sanitaire universelle. - Absence d’un système de référence bien établi des patients, d’où les références tardives des patients aux stades avancés de l’insuffisance rénale chronique ou en urgence pour des complications évitables. Ainsi, ces facteurs entravant, selon les médecins, la responsabilité sociale dans les hôpitaux africains pourraient être globalement synthétisés comme suit : - Le sous-effectif des professionnels de santé concerne la fuite des cerveaux et l’absence de nombreuses spécialités médico-chirurgicales. - Le faible nombre d’hôpitaux et des structures de soins. - Le coût des soins et l’absence de couverture sanitaire universelle. - Leadership et gouvernance. - Le financement de la santé dans la région africaine. - La faiblesse des systèmes nationaux d'information et de recherche. - La pénurie des technologies de l'information et des communications.
F.N.H. : Avec cet ouvrage scientifique, votre engagement de médecin-néphrologue a pris le dessus sur Intissar Haddiya, la romancière. Le ressenti est-il le même entre la réalité du terrain et la fiction de la narration proprement littéraire ?
Pr I. H. : Vous savez, je suis à la fois médecin enseignante-chercheuse et romancière. Et ces deux facettes de ma personne cohabitent depuis très longtemps, sans qu’aucune ne prenne le dessus sur l’autre. La médecine, c’est ce rêve d’enfant que j’ai vu se concrétiser au prix de beaucoup d’efforts et que j’exerce concrètement au quotidien en étant utile pour mes patients. Pour ce qui est de l’écriture, c’est une passion qui m’a accompagnée depuis longtemps. Sa dimension cathartique m’a toujours été d’une précieuse aide aux moments les plus délicats. Ce sont là deux facettes de ma personne qui sont indissociables. Deux passions qui se complètent. Mon écriture a certes beaucoup gagné en inspiration et en maturité du fait de mon exercice de médecin hospitalier. Car l’art de soigner, de soulager la douleur, être le réceptacle de la vulnérabilité humaine dans ses diverses composantes, confèrent, à la longue, un regard plus intense, plus profond sur la vie et nombre d’interrogations surtout.