Jean Jaurès avait vu juste en disant que «Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l'orage». C’est là une assertion qui vaut pour l’histoire humaine dans sa globalité.
Le profit, la croissance, la prospérité des affaires économiques, l’argent qui devient l’unique baromètre de la solidité d’une nation. Et pour que celle-ci maintienne sa puissance, il faut livrer bataille aux autres peuples pour les rendre moins forts, plus vulnérables et donc moins enclins à prospérer.
Eric Hobsbawn pose la question dans ces termes : «Peut-on justifier un capitalisme qui s'est développé sur la base de l'esclavage de masse ?», pour atteindre une certaine forme de stabilité apparente en termes de finances et d’économie puisqu’il est vérifié que de tout temps, pour qu’un État soit solide financièrement, il faut que le peuple travaille à le rendre solide en fournissant le nerf de la guerre : l’énergie du travail. Celle qui fait tourner les machines. Celle qui manufacture le profit, et donc, la croissance.
Ce qui donne l’illusion à ceux qui produisent l’énergie économique qu’ils peuvent profiter de la manne qu’ils fabriquent. Alors qu’ils en sont exclus, en grande majorité, ployant sous le joug du labeur rémunéré sans jamais pouvoir changer de condition sociale. Pourtant, «Tout le monde veut vivre aux dépens de l’État. Ils oublient que l’État vit aux dépens de tout le monde», comme on peut le lire chez Frédéric Bastiat. C’est l’une des définitions les plus simples du capitalisme.
Autrement dit, comment enrichir les propriétaires des instruments de travail tout en restant à leurs bottes. C’est la règle fondamentale du capitalisme. C’est son ADN. Pourtant, cette exploitation des humains comme outils de production est contre-nature.
«Le capitalisme est dans le déni. Il croit que nous vivons dans un monde sans limites et que nous pouvons atteindre tout ce que nous voulons. Il faut faire la distinction entre ce qui est limité-le matériel- et ce qui est illimité -l’esprit humain», écrit, à juste titre, Tim Jackson. En effet, ce qui est en passe de disparaître, ce sont les produits de la nature que l’homme a malmenée en l’exploitant à fond allant jusqu’à en finir avec de nombreuses ressources que la planète a perdues pour toujours, comme d’ailleurs la majorité de la faune qui a peuplé cette terre depuis des millions d’années.
Ce qui n’empêche pas le capitalisme de puiser massivement dans le cœur de la Terre prenant davantage jusqu’au point de bascule, quand il n’y aura plus de quoi faire tourner les usines, les industries énergivores et surtout le muscle des hommes, qui fait enclencher la machinerie qui le broie.
Pour le capitalisme, l’écrasante majorité des humains sont des outils de travail dirigés par une poignée d’hommes qui pensent être élus pour rendre le reste de la planète corvéable à souhait. Cela se répercute, bien entendu, sur les revenus : 1% de la planète qui possède plus que les 99% restants.
«Tous les gens, aussi fanatiques qu’ils soient dans leur zèle à dénigrer et à combattre le capitalisme, lui rendent implicitement hommage en réclamant passionnément les produits qu’il élabore», affirme Ludwig Von Mises. C’est la règle infaillible. On te fait travailler pour produire un produit que tu dois payer si tu veux le consommer par l’argent que tu as eu en salaire pour la location quotidienne de ton énergie qui a servi à sa production.
C’est l’une des plus implacables inventions de l’esprit humain : obliger celui qui fabrique à négocier, moyennant argent, ce qu’il manufacture s’il veut en profiter, au profit de celui qui fournit le local de production. C’est dans ce sens qu’«Il est aussi absurde de parler de démocratie ou d'efficacité économique dans une société communiste que d'évoquer un capitalisme sans argent», comme le précise Alexandre Zinoviev dans un entretien avec Pierre Assouline, en septembre 1987.
C’est aussi simple que cela : l’argent est l’unique valeur marchande. Il définit les kilowatts en énergie productive. Il établit la hiérarchie sociale et économique. Il fixe les limites entre celui qui a les instruments de production et celui qui y officie comme employé salarié. «Tout ce que nous obtenons, en dehors des dons gratuits de la nature, doit être payé d’une manière ou d’une autre. Le monde est plein de prétendus économistes qui, à leur tour, sont pleins de stratagèmes pour obtenir quelque chose pour rien», affirme Henry Hazlitt.
Sauf que dans le capitalisme, sous toutes ses formes, rien n’est gratuit. Absolument rien. Même l’air que l’on respire est négocié et capitalisé en tant que valeur marchande. «Le grand danger pour le consommateur est le monopole – qu’il soit privé ou gouvernemental. Sa protection la plus efficace est la libre concurrence à domicile et le libre échange dans le monde entier.
Le consommateur est protégé de l’exploitation d’un vendeur par l’existence d’un autre vendeur à qui il peut acheter et qui est désireux de lui vendre», précise Milton Friedman, qui nous montre ici, au-delà du fait que tout est monnayable, que le système capitaliste a engendré tout un circuit enchevêtré de commerces qui peuvent se concurrencer entre eux et donc, multiplier l’offre pour faire accroître la demande.
Autrement dit, et en termes simples, quoi que l’ouvrier, le salarié, la manœuvrier, le fonctionnaire, le bureaucrate puissent faire en pensant privilégier un vendeur à un autre, la finalité est qu’il va acheter. Dans ce sens, Charles G. Koch nous dit ceci : «Les citoyens qui comptent trop sur leur gouvernement pour tout faire ne deviennent pas seulement dépendants de leur gouvernement, ils finissent par devoir faire tout ce que le gouvernement exige. Pendant ce temps, leur initiative et leur respect de soi sont détruits».
Et c’est là la deuxième grande trouvaille des capitalistes : annihiler la résistance des travailleurs, de ceux qui sont utilisés comme simples moyens de production, appelés, malgré eux, à consommer leur salaire en achetant les produits qu’ils fabriquent. «La question est de savoir si nous préférons être opprimés par le communisme ou exploités par le capitalisme», ironise Georges Wolinski dans «Les socialos».
Ce qui fait écho à une saillie encore plus mordante de tragique sous la plume de Henri Jeanson, qui dit que «Le capitalisme, c'est l'exploitation de l'homme par l'homme; et le marxisme, c'est le contraire». Autrement dit, l’un dans l’autre, les finalités sont les mêmes : comment réduire l’homme à un simple outil, un bras qui consomme, obligatoirement ?
Pour Friedrich Engels, la réponse est facile : «L'Etat est le capitaliste idéal». Ce qui rejoint les propos d’Auguste Blanqui disant que «Le capital est du travail volé». Cette affirmation se passe de commentaire, pourtant, il convient d’insister sur un point : le contrat qui légitime le vol.
Le propriétaire des moyens de production arrive à convaincre le salarié de se passer du fruit de son travail qui devient une marchandise, avec étiquette, prix et date de péremption, d’ailleurs, comme l’employé qui est sommé de sortir du circuit, pour finir à la retraite.
Celle-ci veut dire retrait du cycle de production, parce que jugé comme inapte à produire la même somme d’énergie qu’il a pu fournir durant plus de quarante ans.
«L'actionnaire est la plus belle invention du capitalisme. Le partage des responsabilités par un grand nombre. La politique de la peur, de la faim, de la misère diluée au niveau des masses qui en souffrent», lit-on dans «L’exil intérieur» de Jean-Paul LeBourhis.
En utilisant les hommes comme outils de travail, on les maintient dans la précarité. Non seulement, ils sont exclus du système des récompenses, mais ils doivent être maintenus sous perfusion par l’exploitant. Ils ne mangent pas à leur faim. Ils ne sont pas éduqués. Ils ne peuvent d’aucune manière franchir les barbelés électrifiés de leur statut social.
Même Emmanuel Kant n’y avait vu que du feu en disant ceci : «Tous les métiers, arts et travaux manuels ont gagné à la division du travail, c’est-à-dire lorsque, au lieu qu’un seul homme fasse tout, chacun se limite à un certain genre de travail distinct des autres par le traitement qu’il exige, afin de pouvoir l’exécuter avec plus de facilité et dans la plus grande perfection.
Là où les différentes sortes de travaux ne sont pas distinguées et divisées, là où chacun est un touche-à-tout, là les manufactures restent encore dans la plus grande barbarie».
Pas un mot sur la condition humaine, comme s’il allait de soi qu’une partie de la société assujettit l’autre pour faire du bénéfice et devenir plus riche et plus puissante tout en consacrant la misère de ceux qui produisent ses capitaux, avec ce point d’orgue dramatique pour les humains : «Le dimanche soir, l'un des pires moments que l'on puisse imaginer : encore en congé mais déjà au travail, toute la force du capitalisme à l'œuvre», comme l’écrit Jean Dion dans «le Devoir» en 1999.
C’est contre ces valeurs que sont nées les idées socialistes et anarchiques du XVIIIème et XIXème siècles, avec les Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Stirner et tant d’autres. Mais aussi certains penseurs libertaires américains comme Henry David Thoreau, Ralph Waldo Emerson et Walt Whitman, préfigurent l'anarchisme contemporain de la contre-culture.
C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre cette phrase : «L’homme fait partie de la nature; la guerre contre la nature est inévitablement une guerre contre lui-même», écrit Rachel Carson. Il est à noter que depuis plus de 150 ans, la démarche est la même et monte en puissance constante, dans ce sens, que quoi qu’il arrive, il faut exploiter davantage, l’homme, la nature, ses ressources et le temps.
C’est dans ce sens que le capitalisme a inventé son troisième pilier : la propriété privée : «Personne ne dépense l’argent d’autrui aussi soigneusement qu’il dépense le sien. Personne n’utilise les ressources de quelqu’un d’autre aussi soigneusement qu’il utilise les siennes.
Donc, si vous voulez de l’efficience et de l’efficacité, si vous voulez que les connaissances soient correctement utilisées, vous devez le faire par le biais de la propriété privée», souligne Milton Friedman.
Sauf que celle-ci est l’apanage d’une infime minorité qui possède presque tout, alors que l’écrasante majorité survit en ayant perdu jusqu’à l’illusion de cette hypothétique propriété privée. Pour en finir avec ce trou noir qui sépare les deux catégories sociales, Karl Marx propose une solution : «Il n’y a qu’une seule façon de tuer le capitalisme : des impôts, des impôts et toujours plus d’impôts».
Sauf que ça ne marche pas. L’évolution de l’histoire et les mutations sociales ont montré le contraire. Plus d’impôts et le capitalisme tient toujours face aux crises, face aux récessions et même aux révolutions sociales, comme le communisme, qui a fait un détour de plus de 70 ans pour finir en capitalisme hybride. Ce qui nous autorise à finir sur cette note : «Un capitalisme sans banqueroute est comme un christianisme sans enfer», comme nous le dit Frank Borman.
Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste