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Entretien : «“La financiarisation” du marché des matières premières rend les anticipations difficiles»

Entretien : «“La financiarisation” du marché des matières premières rend les anticipations difficiles»

Les moyens de couverture existent, mais doivent être  bien utilisés.

La couverture, début 2009, sur une durée de 4 ans pour fixer le prix du baril à 55 dollars aurait coûté 20 Mds de DH, mais aurait permis d’économiser environ 80 Mds de dirhams.
 
Diplômé de l’INSA Lyon, titulaire d’un mastère du  Conservatoire national des arts & métiers et de l’ESSEC et certifié en finance islamique par le CISI, Brahim Sentissi, Directeur de Cejefic Consulting, explique.
 
- Finances News Hebdo : Quelles sont vos anticipations sur l’évolution des matières premières agricoles et fossiles  à court et moyen terme ? Et qu’est-ce qui les justifie ?
 
- Brahim Sentissi : En préambule, j’aimerais insister sur le fait que, depuis quelques années, les variations des prix des matières premières sont affectées par un nouveau facteur : les marchés financiers. Prenons deux exemples : le pétrole et le blé. En ce qui concerne l’or noir, il y a 35 fois plus de transactions spéculatives
 
 (investisseurs qui parient sur la hausse ou la baisse, sans jamais recevoir ou livrer du pétrole) que de transactions commerciales, en lien avec une livraison réelle du pétrole. En ce qui concerne le blé, si on se réfère aux volumes traités sur la Bourse du Chicago Board or Trade, la part des spéculateurs est passée de 30% en 1998 à 75% en 2008. C’est ce qu’on appelle le phénomène de financiarisation de l’économie.
 
Dès lors, les prix des matières premières sont devenus beaucoup plus volatils, c'est-à-dire qu’ils ont des variations rapides et de plus grande ampleur. Ceci explique la difficulté de l’exercice, surtout à moyen terme. Cependant, voici ce qu’on pourrait dire :
 
Pétrole : Dans son rapport annuel sur les perspectives du marché pétrolier à cinq ans, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit que la consommation du pétrole, affaiblie par la crise mondiale, va continuer de croître, mais à un rythme moins soutenu (inférieur à + 1,2%). Les pays développés, membres de l’OCDE, vont poursuivre la tendance amorcée en 2008 et consommer de moins en moins d’or noir. En 2014, pour la première fois, ils en utiliseront moins que le reste du monde. En face de cette demande en hausse modérée, l’offre sera abondante. À lui seul, l’Irak fournira 20% de la progression de la production mondiale. Par ailleurs, le gaz de schiste de l’Amérique du Nord s’accompagnera d’un essor des huiles de schiste et autres pétroles non conventionnels. Les experts de l’AIE restent toutefois prudents en rappelant la grande volatilité des cours et une incertitude tant économique que géopolitique rendant la prévision difficile. Ils anticipent toutefois une courbe de prix descendante de 2012 à 2017, avec un baril moyen tendant vers 89 dollars contre 107 dollars en 2012.
 
Blé : Les cours du blé ont connu une hausse importante cette année (ils se situaient vers 350 $/t cet été). Selon la FAO, la production mondiale en 2012 devrait enregistrer une baisse de 3,6% par rapport à 2011, notamment à cause des mauvaises conditions climatiques dans le Midwest des Etats-Unis (vague de chaleur), en Ukraine (sécheresse), ou en Chine. Les prix ont également été soutenus par une demande forte en blé fourrager : les cours élevés du maïs ont encouragé les éleveurs à le remplacer par le blé pour l’alimentation animale. Enfin, il y a eu une tendance à la reconstitution des stocks durant cette campagne. Au vu de tous ces paramètres, et malgré une production prévue en légère baisse pour 2012/13, les prix devraient connaître une baisse l’année prochaine, avec un affaiblissement probable de la demande d’importation, en particulier de blé fourrager.
 
Sucre : Les prix du sucre ont connu une hausse très importante ces 5 dernières années, les prix du sucre brut ayant dépassé les 600 $ la tonne en 2011. Ils ont ensuite amorcé une baisse au printemps 2011 qui s’est poursuivie en 2012. En effet, la production mondiale du sucre est en hausse (173 Mt pour 2011/12) : malgré un repli de la récolte du Brésil (premier producteur et exportateur mondial), l’offre reste soutenue par la production de l’Inde, l’Union européenne ou encore la Thaïlande. Selon l’Organisation internationale du sucre (ISO), le marché sucrier mondial devrait rester excédentaire de 4 Mt l’année prochaine. Ainsi, à court terme, les prix devraient continuer sur un trend légèrement baissier, même s’ils devront rester proches de leur niveau actuel, les stocks mondiaux restant bas, et la demande étant alimentée par l’utilisation de la canne à sucre pour la production de l’éthanol.
 
- F. N. H. : Quels impacts peuvent avoir ces tendances sur le budget de l’Etat et notamment le budget de la compensation principalement lié à la facture énergétique ?
 
- B. S. : Le fonctionnement de la Caisse de compensation est bien connu : il s’agit de subventionner pour les entreprises et les particuliers des matières premières alimentaires ou énergétiques, afin de maintenir leurs prix à des niveaux qui ne soient pas trop élevés. Du coup, mécaniquement, si les prix des matières premières augmentent, les subventions augmentent, ce qui pèse sur le budget de l’Etat.
 
Clairement, ce qui pèse le plus dans le budget alloué à la Caisse de compensation, c’est la facture énergétique, en particulier la facture pétrolière. Cette dernière s’élevait en 2011 à environ 80 milliards de dirhams etpourrait se rapprocher des 100 milliards de dirhams en 2012. Nous sommes extrêmement dépendants du prix du baril de pétrole, pour lequel il est difficile de prévoir les variations dans le futur, comme nous l’avons expliqué précédemment.
 
Dès lors, l’Etat doit emprunter afin de financer son déficit budgétaire, ce qui a un effet sur la dette du pays, qui augmente. Nous sommes aujourd’hui à un taux d’endettement du PIB autour de 64%, ce qui reste raisonnable; il faut veiller cependant à ce qu’il reste maîtrisé. Par ailleurs, les matières premières étant libellées en devises, l’augmentation de leurs prix pèse sur la balance commerciale et donc sur nos réserves de change qui se trouvent aujourd’hui à un niveau très bas (4 mois d’importations environ, contre 7 mois début 2011).
 
- F. N. H. : Pouvez-vous nous expliquer comment y remédier ? Comment se couvrir ? Pouvez-vous chiffrer le coût d’utilisation de ce type d’outils ?
 
- B. S. : Il y a plusieurs pistes qui permettraient de limiter notre dépendance aux prix des matières premières. Au sein de Cejefic Consulting, il y a une solution en laquelle nous croyons fortement : c’est la couverture à travers les instruments financiers. Pour simplifier, il y a deux types de produits : on va se positionner, ici, en tant qu’acheteur de matières premières pour les expliquer. D’abord, on a les instruments dérivés «fermes», c'est-à-dire qu’on va s’entendre avec notre contrepartie pour acheter un sous-jacent, par exemple le pétrole, à un prix fixé. Dans ce cas, si le prix monte, notre couverture est efficace, car on va pouvoir acheter moins cher que le prix du marché. Par contre, si le prix baisse, on va être obligé d’acheter au prix sur lequel on s’est engagé, donc plus cher que le marché. Il faut par conséquant être vigilant à bien considérer tous les paramètres avant de mettre en place ce type de couverture (timing, anticipations, montant couvert, etc.)
 
D’autre part, on a les instruments dérivés «optionnels», qui peuvent être définis comme une assurance. En effet, on paye une prime en se mettant d’accord sur un prix pour la matière première. Si le prix de la matière première monte, on va pouvoir acheter au prix fixé : moins cher que le marché. Si le prix de la matière première baisse, on peut acheter au prix du marché, et on peut profiter de la baisse.
 
D’après le rapport «Maroc Solidaire» demandé par le gouvernement à une équipe d’universitaires  qui se sont penchés sur la réforme de la Caisse de compensation et publié en 2009, il serait pertinent d’adopter une stratégie de couverture par les produits dérivés (action 21).
 
Partant de cette réflexion, nous nous sommes penchés sur la question et, selon nos calculs, la couverture début 2009 sur une durée de 4 ans pour fixer le prix du baril à 55 dollars aurait coûté 20 milliards de DH, mais aurait permis d’économiser environ 80 milliards de DH (prix de la couverture inclus). Cependant, la couverture avec les instruments financiers, que ce soit pour les entreprises ou l’Etat,
 
est une opération délicate : il faut être bien accompagné !
 
- F. N. H. : Dans le sillage de l’Etat, comment se comportent les entreprises importatrices dans l’environnement actuel ? Que leurs conseillez-vous ?
 
- B. S. : Les entreprises importatrices sont soumises à deux risques financiers majeurs :
 
• le risque de fluctuation des matières premières (qui ne sont pas subventionnées à travers la Caisse de compensation);
 
• le risque de fluctuation des taux de change (qui affecte également les entreprises exportatrices).
 
D’après le constat que nous faisons actuellement sur le terrain, peu d’entreprises ont une réelle stratégie de couverture, alors qu’à titre de comparaison, déjà en 2002, 80% des entreprises françaises qui étaient exposées à ces risques les couvraient en utilisant des produits financiers. Que ce soit pour les matières premières ou le change, une variété importante de produits de couverture, tels que ceux décrits plus haut, sont autorisés par l’Office des changes et Bank Al-Maghrib et accessibles à travers les banques intermédiaires agréées. Il s’agit maintenant de mettre en place une couverture appropriée en fonction des spécificités de chaque entreprise. C’est une approche importante, la bonne gestion des risques «matières premières et change» est un élément important de la compétitivité des entreprises.
 
- F. N. H. : Quelles sont vos anticipations sur l’or ?
 
- B. S. : Dans le contexte économique actuel, caractérisé par un manque de visibilité et une volatilité importante, les investisseurs recherchent des valeurs refuges. C’est aujourd’hui le cas de l’or, qui n’a cessé d’augmenter ces dernières années pour se situer actuellement à environ 1.750 dollars l’once. Cette tendance haussière devrait se poursuivre car les Etats-Unis et l’Europe restent très endettés, leurs devises sont sous pression, ce qui est en faveur de l’or. En particulier, on a observé récemment des achats massifs d’or par les banques centrales (en particulier la Chine) qui semblent accorder de moins en moins de crédibilité au système monétaire international.
 
- F. N. H. : Un mot sur la politique monétaire au Maroc et vos anticipations sur l’évolution des taux directeurs les mois à venir.
 
- B. S. : Résumons, en quelques mots, le contexte actuel marocain et la politique récente de Bank Al-Maghrib. Rappelons tout d’abord que l’objectif de la Banque centrale est de contrôler l’inflation à travers la régulation du rythme d’évolution de la masse monétaire en fonction de celui de l’activité économique.
 
Tout d’abord, d’après le dernier rapport de BAM, l’inflation au dernier trimestre se situerait autour de 1,4%. On considère généralement qu’une inflation inférieure à 2% est une inflation maîtrisée. Donc, aujourd’hui, la Banque centrale dispose d’une certaine marge de manœuvre par rapport à ses taux directeurs. Rappelons également que le mécanisme de la Caisse de compensation contribue à maintenir l’inflation à des niveaux raisonnables, car nous ne subissons pas la hausse des matières premières subventionnées.
 
Ensuite, le contexte marocain est caractérisé par un manque criant de liquidité au niveau des banques. Consciente de cet état de fait, la Banque centrale a abaissé de manière sensible le taux de la réserve monétaire, qui a été ramené à 4% le 26 septembre 2012 (la valeur précédente était de 6%).
 
Le taux directeur, quant à lui, a été ramené à 3% en mars dernier, soit une baisse de 25 points de base. En général, une baisse du taux directeur permet d’encourager l’économie, car par effet de propagation, c’est toute la courbe des taux (toutes les maturités) qui baisse, et, donc, les entreprises et particuliers peuvent, toutes choses égales par ailleurs, emprunter moins cher. Or, on constate une courbe des taux qui est plus élevée aujourd’hui qu’il y a un an. L’explication est simple : d’un côté l’Etat a besoin d’emprunter, et de l’autre les banques n’ont pas assez de liquidités : ces deux facteurs poussent à la hausse les taux. Ainsi, l’impact de la baisse du taux directeur ne s’est pas fait sentir.
 
Il est assez difficile d’anticiper l’évolution des taux directeurs pour les mois à venir, mais il est possible que la Banque centrale opte soit pour une stabilisation, soit, éventuellement, pour une baisse, l’inflation étant maîtrisée.
 
Dossier réalisé par S. Z. et A. H.

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