Dans tous les pays du monde, la lutte contre la corruption de manière forte permet d’envoyer des signaux puissants tant au niveau national qu’international.
Avec l’adoption du projet de loi 19.46, l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption aura des prérogatives plus larges pour mener son action.
Entretien avec Me Nesrine Roudane, avocate au Barreau de Casablanca, arbitre et médiatrice commerciale, associée responsable Roudane & Partners Law Firm /Al Tamimi & Co.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Le projet de loi n°19-46 relative à l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption a été adopté le 23 mars 2021. Que devrait changer cette loi au plan national en ce qui concerne la corruption ?
Me Nesrine Roudane : La loi 19-46 relative à l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption a été effectivement adoptée le 23 mars 2021 et publiée au Bulletin officiel le 13 mai 2021, après une profonde révision comparée à la première proposition de cette loi. Avec son entrée en vigueur, la loi 19-46 apporte plus de consistance et de valeur à la prévention et la lutte contre la corruption, avec des prérogatives importantes de l’Instance et des mécanismes d’action qui peuvent s’avérer efficaces dans la lutte contre la corruption et contribuer au développement du pays. En effet, les anciennes dispositions relatives à ce domaine ne comportaient que très peu d’efficience et leur application était à peine perceptible. Cette loi vise à compléter et affirmer les dispositions déjà inscrites dans la Constitution de 2011 et le code pénal marocain.
Cette loi vient, de surcroit, répondre à des exigences de normes internationales (dont la convention des Nations unies contre la corruption ratifiée en 2007), en espérant améliorer le classement international du Maroc en matière de lutte contre la corruption. Le renforcement de la prévention et de la lutte contre la corruption passe par un renforcement des rôles attribués et des prérogatives reconnues à l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (rôles qui correspondent maintenant plus aux attributions de cette instance accordées par l’article 36 de la constitution). La nouvelle définition élargie de la corruption adoptée par cette loi (incluant les infractions pénales, administratives, financières et spéciales) permet une action plus ouverte et libre pour justement assécher les foyers de la corruption et contribuer à l’assainissement du climat des affaires, notamment en matière de marché public. On peut s’attendre à ce que les actions de cette instance seront récurrentes et diversifiées, compte tenu de ses prérogatives et des attentes de tous les acteurs de la société marocaine, et médiatisées afin d’apporter un écho national, voire international à la lutte du Maroc contre la corruption.
F.N.H. : Le 24 octobre 2022, le Roi a nommé quatre membres de l’Instance nationale de la probité. Ces nominations royales visent à parachever la composition de cette institution nationale. Quelles sont ses prérogatives ?
N. R. : En effet, ces nominations royales viennent compléter la composition de cette institution nationale, lui permettant ainsi d’exercer ses pouvoirs de manière effective et d’assurer les missions qui lui sont conférées par la Constitution de 2011. Les prérogatives de l’Instance peuvent être résumées comme suit : des pouvoirs plus larges en matière de prévention, avec plus d’initiatives, de coordination et de supervision possible; plus de mesures de suivi et de mise en œuvre des politiques de lutte contre la corruption; la moralisation de la vie publique et la consolidation des principes de bonne gouvernance; et des pouvoirs de poursuite des affaires de corruption qui lui parviennent, en plus d’autres pouvoirs d’instruction (à savoir recevoir les dénonciations et les réclamations, engager des enquêtes, accéder aux locaux administratifs et professionnels, constater les infractions avec les agents de la police judiciaire et se constituer partie civile dans les affaires en justice relatives à la corruption). En plus des prérogatives énoncées dans la Constitution et la loi 19-46, l’Instance a rappelé, lors de sa première réunion tenue fin octobre 2022, que ses principaux objectifs à court terme sont de compléter les organes et moyens d’actions, avec notamment la création d’un observatoire chargé d’étudier la corruption; et la rédaction de textes complétant les procédures applicables en matière de lutte contre la corruption (relatifs au règlement interne de l’Instance ou à la composition des commissions permanentes de cette instance). Le chemin à parcourir afin d’arriver à une efficience pratique semble encore long, mais nous sommes sur la bonne voie.
F.N.H. : Le contrôle et la lutte contre la corruption restent un levier important pour le développement. Quel impact pourraient avoir les mesures anticorruption sur la croissance de notre pays ?
N. R. : Dans tous les pays du monde, développés ou non, la lutte contre la corruption de manière forte permet d’envoyer des signaux puissants tant au niveau national qu’international quant à l’engagement d’une nation pour le renforcement de la transparence et de la confiance et la consolidation des principes de bonne gouvernance et la moralisation de la vie des affaires. En effet, au Maroc, cela aboutirait à démontrer une certaine transparence et efficacité de notre économie et nos politiques publiques, surtout compte tenu des prérogatives de l’Instance dans ce domaine. Démontrer un système public administratif, judiciaire, sanitaire, éducatif, privé, etc. exempt de corruption permet d’insuffler la confiance nécessaire au développement d’un environnement économique sain, propice à l’accroissement des investissements. Cela étant précisé, il est important de ne pas négliger que l’engagement du secteur privé dans la lutte contre la corruption où l’engagement «personnel» ou «spontané» de nombreuses sociétés privées en matière de conformité, de transparence, de responsabilité sociétale, de principes de bonne gouvernance vient d’être renforcé par la loi 19-46, en sus des autres textes de lois qui recevaient application de façon directe ou indirecte. Cela encouragera et portera un nouvel intérêt aux sociétés nationales et permettra de lever certains freins relativement à l’attrait des investissements privés et publics (au niveau national et international).
F.N.H. : L’amélioration du climat d’investissement passe d’abord par le contrôle de la corruption. Et qui dit transparence, dit meilleure confiance des investisseurs… A votre avis, comment peut-on y parvenir ?
N. R. : Les efforts du Maroc en matière d’amélioration du climat des affaires ne datent pas d’aujourd’hui, et la lutte contre la corruption a toujours été une priorité pour le Royaume. D’ailleurs, en 2016, notre pays a institué une stratégie nationale de prévention et de lutte contre la corruption dans laquelle les principaux objectifs étaient, entre autres, la mise en place d’un dispositif juridique et contractuel harmonisé, adapté et disponible et le développement des connaissances et des capacités institutionnelles en matière d’intégration de l’anti-corruption dans les politiques publiques sociales. Mais comme toute action de lutte contre un fléau, le chemin peut être laborieux et il convient de passer par différentes étapes pour réinstaurer la confiance et renforcer la transparence et la conformité. Ces étapes consistent en l’insistance sur le rôle essentiel de la prévention, de la formation et de la sensibilisation des personnes physiques et morales pour une action plus efficace. Il est aussi important de mettre en place des actions de lutte ciblées optimales, en prévoyant des mesures de sanctions adaptées et des procédures d’applicabilité performantes afin de démontrer non seulement une volonté de lutte contre la corruption, mais aussi une détermination à poursuivre les efforts pour assécher les foyers de corruption, ce qui suppose de les avoir identifiés au préalable et analysé leur origine.
F.N.H. : En cas d’infractions, le rôle de la conformité pour prévenir les risques est une nécessité. Qu’en dites-vous ?
N. R. : En effet, dans le cadre d’une prévention de la corruption, il peut être judicieux de mettre en place des mesures auxquelles les personnes devront se conformer afin de réduire au maximum les risques de corruption. La conformité joue un rôle central dans la lutte contre la corruption, le blanchiment et la fraude, et cela passe par l’établissement d’une cartographie précise des risques de corruption, avec la détermination de la conduite à respecter par rapport à ces risques. Le dispositif de formation doit également être adapté pour une prise de conscience des risques de corruption et de trafic d’influence, avec des procédures d’évaluation des tiers précises et pertinentes. Les procédures de contrôle comptable permettent également de lutter contre la corruption et le trafic d’influence, avec des sanctions disciplinaires en cas de défaillance. Et ne pas négliger le dispositif d’alerte interne qui permet de signaler les situations contraires au code de conduite, avec un système efficace de contrôle et d’évaluation interne, sans oublier une protection renforcée des témoins et des lanceurs d’alerte.
F.N.H. : Le classement du Maroc a dégringolé en matière de lutte contre la corruption (87ème sur 180 pays). A quoi est due cette situation qui positionne le Royaume comme étant toujours mauvais élève en la matière ?
N. R. : Effectivement, Transparency International a annoncé dans son dernier indice de perception de la corruption pour 2021 ces chiffres qui confirment la nécessité de multiplier les efforts afin d’endiguer la corruption au Maroc. Les causes de la propagation de ce fléau et du classement peu flatteur du Maroc sont multiples, mais le nouvel arsenal législatif vise à y remédier, avec une action concertée entre les différentes autorités, ce qui permettrait une approche holistique plus efficace.
F.N.H. : Quel rôle pourrait jouer l’Instance de probité pour protéger les dénonciateurs par exemple ?
N. R. : Dans le cadre de la protection des dénonciateurs, un projet de loi relatif à la protection des fonctionnaires dénonçant la corruption a été annoncé en 2019 par la ministre de l’Administration et de la Fonction publique. Le renforcement de la législation en vigueur a pour objectif, entre autres, le renforcement des moyens d’actions de l’Instance en matière de prévention et de lutte contre la corruption, en apportant plus de sécurité aux personnes déclarant la corruption, qu’ils soient témoins, lanceurs d’alertes ou autres, en mettant en place des moyens de sanction plus adaptés et plus dissuasifs. Pour les grands projets de corruption, il convient de mettre en place des mesures telles qu’une meilleure procédure d’anonymisation des dénonciateurs, une protection policière plus renforcée. Pour les petits projets de corruption, on peut envisager une mise en place d’un système de déclaration anonyme accessible à tous et adapté. La protection des témoins, lanceurs d’alertes et dénonciateurs doit être non seulement renforcée, mais également élargie à leur environnement pour éviter les représailles, mais aussi redonner la confiance, condition sine qua non pour gagner la guerre contre la corruption.