► Troubles du sommeil, stress post-traumatique, dépression, violences familiales… le confinement peut avoir des impacts psychologiques et sociaux majeurs sur la population.
► Au Maroc, le taux de violence conjugale à l’égard des femmes a augmenté de plus de 30%. Le nombre d’hommes victimes de violence conjugale a aussi augmenté !
► Avec cette crise sanitaire, les Marocains devront s’accommoder des gestes barrières dans une société où le contact humain est nécessaire pour l’expression des émotions.
► La sociologue Soumaya Naamane Guessous décrypte pour La Quotidienne les impacts du confinement sur les citoyens, et nous donne de précieux conseils sur l’attitude à adopter en cette période de crise sanitaire.
Propos recueillis par D. William
Finances News Hebdo : Le gouvernement vient de prolonger l’état d’urgence sanitaire, qui fait suite à pratiquement deux mois de confinement. Quels sont, selon vous, les principaux impacts psychologiques du confinement sur les citoyens et comment faire pour mieux gérer cette rallonge de 3 semaines ?
Soumaya Naamane Guessous : L’être humain construit sa stabilité pendant des années. Pauvre ou aisé, il crée sa zone de confort où il se barricade pour vivre en paix. En cas d’événement inattendu, avec des impacts négatifs, la stabilité et la zone de confort s’écroulent. Il subit, de force, des changements.
Il s’ensuit des perturbations dont l’ampleur dépendra de l’intensité des changements. Dans notre situation, le choc a été brutal et les changements radicaux. Il y a la peur de ce virus mortel, le confinement et, le plus dur, l’incertitude totale. Nous avions l’habitude de programmer, de planifier... Nous ne maîtrisons plus rien !
Les retombées psychologiques sont importantes, selon une enquête du HCP :
Le premier impact psychologique est l’anxiété, dont souffrent 49% des ménages, avec une différence selon le niveau socioéconomique : 54% des ménages des bidonvilles, 41% de ceux de l’habitation moderne.
La peur concerne 41% des ménages : 47% des ménages dirigés par une femme, 40% dirigés par un homme.
La peur touche plus les ménages pauvres (43%) qu’aisés (33%).
25% des ménages souffrent de phobies. La proportion est plus élevée en ville (29%) qu’en rural (18%).
30% des ménages ressentent de la claustrophobie : 32% en milieu urbain et 24% en rural. Le traumatisme concerne 30% des ménages composés de 5 personnes et plus, contre 25% de ménages de 2 personnes.
Les démunis sont les plus touchés. L’angoisse, la peur… proviennent du choc, mais sont amplifiées par le manque de moyens : perte du travail ou diminution des revenus. La claustrophobie touche plus les citadins : la taille des ménages est en moyenne de 5 personnes par foyer. La majorité des citadins vit dans des espaces réduits, à forte densité.
Les ruraux sont dans de grands espaces et bénéficient de la lumière du soleil dont dépend la santé morale et physique. Ils sont obligés de continuer à travailler dans les champs et auprès du bétail, ce qui les laisse dans une activité permanente et les protège de l’oisiveté, qui mène à la dépression.
Les troubles du sommeil touchent deux fois plus de citadins (28%) que de ruraux (14%). Les citadins utilisent bien plus Internet et les réseaux sociaux.
Enfin, 8% des ménages souffrent d’autres troubles psychologiques : hypersensibilité, nervosité, lassitude.
Malgré ces changements, les personnes ont réussi plus ou moins à s’adapter. L’espoir d’être libéré le 20 mai les y aidait. De nombreuses personnes n’y croyaient pas. Mais toutes attendaient un miracle pour revenir à une situation normale.
L’annonce de la prolongation a provoqué de la colère. Les réseaux sociaux se sont emballés. Elle signifie que l’activité économique ne reprendra pas, ce qui est dramatique pour la majorité écrasante des ménages. Elle signifie que nos privations et nos frustrations s’allongent.
F.N.H : Comment faire pour que le confinement n’aboutisse pas à une détérioration des liens familiaux ?
S.N.G : Face à un choc, chacun a une capacité d’adaptation différente. Certains refusent la situation et essayent de la combattre. D’autres, après le choc, restent positifs et déploient leur énergie pour trouver des solutions. Certains relativisent, d’autres dramatisent. Certes, la personne ayant une grande famille, sans revenus, vivant dans un espace réduit, a toutes les raisons d’être hypersensible.
Mais cela ne veut pas dire que les personnes nanties vivent le confinement sans stress. Tout dépend de la capacité d’adaptation de chacun et de sa nature optimiste ou pessimiste.
Pour préserver les liens sociaux, chaque membre de la famille doit gérer ses contrariétés pour maîtriser ses nerfs. Il faudrait communiquer, or la communication manque dans les familles. Il faudrait se réunir pour analyser la situation et réinventer un nouveau mode de vie en commun, avec des règles pour bien cohabiter. Il faudrait prendre conscience, ensemble, des changements et les discuter.
Par ailleurs, il y a tous les ingrédients pour amplifier la violence verbale. Outre les problèmes d’adaptation, de moyens financiers, de pression psychologique, les changements augmentent la tension : la scolarisation à distance et le télétravail. La scolarité a fortement impacté les parents et les enfants : manque d’équipement en ordinateur, analphabétisme des parents ou difficultés à maîtriser le numérique, à suivre les enfants à faire leurs devoirs, surtout quand ils sont plusieurs avec plusieurs niveaux et un seul ordinateur.
Les ruraux ont été marginalisés car ils n’ont pas d’équipement informatique et pas de wifi. Seuls 60% des foyers ont un ordinateur et c’est essentiellement des citadins. Les enfants se disputent un seul ordinateur, avec des parents qui font du télétravail. Sinon, la scolarité s’est faite par Smartphone et là aussi, il y a des tensions.
Les parents qui s’emportent, utilisant un langage agressif, créent une forte pression. Imaginons une petite maison où sont confinées plusieurs personnes, des problèmes d’argent, une salle de bains pour tous, l’impossibilité d’avoir de l’intimité car personne n’a sa chambre, une seule télévision… Ajoutons la violence verbale, la maison devient explosive.
Les liens sociaux se brisent, car sans l’amabilité, sans la retenue lors des colères, sans les mots tendres qui apaisent et créent la convivialité, la relation humaine devient explosive. Avant, chacun quittait la maison pour ses obligations et revenait calme. Maintenant, la colère ne retombe pas, au contraire !
Au Maroc, le taux de violence conjugale à l’égard des femmes a augmenté de plus de 30%. Le nombre d’hommes victimes de violence conjugale a aussi augmenté !
Pour préserver les liens sociaux, il faudrait faire des efforts pour rester calme et gai. De nombreuses personnes vivent le confinement comme une occasion dont il faut profiter.
Un père : «Je ne connaissais pas assez mes enfants. Je les ai découverts; j’en suis content». Il s’agit de personnes qui restent actives et créatives pour éviter, à eux et à leurs enfants, l’ennui et les effets néfastes de la routine.
Une mère : «Je mets ma famille à l’aise, je la fais participer à la cuisine et au ménage de façon ludique, on fait des jeux, du dessin. On tisse des liens affectueux». La sauvegarde des liens sociaux dépend d’une prise de conscience, d’une volonté, de l’amabilité, de l’empathie et de la capacité à créer de la joie.
F.N.H : Le fait que l’on soit issu d’un milieu modeste ou aisé a-t-il justement un impact sur la manière dont on vit le confinement en général, et sur la solidification ou la détérioration des rapports familiaux en particulier ?
S.N.G : En théorie, plus il y a d’espace, moins on souffre de promiscuité. Pour garder le moral, il faut un minimum de confort, d’intimité, d’équipement technologique et de moyens de subsistance. Mais tout dépend aussi de la culture des familles et de leur communication. Si, avant, la communication était violence, chez les pauvres ou les nantis elle augmentera en violence. Etre nanti protège des soucis matériels mais ne procure pas la sérénité.
F.N.H : Plus spécifiquement, le confinement renforce-t-il ou tue-t-il la vie de couple ?
S.N.G : Tout dépend de la relation du couple avant et comment il traverse cette période. C’est une histoire de communication. D’habitude, la communication ne doit pas être violence. Sous confinement, elle doit être plus douce pour apaiser. Les époux sont sur leurs nerfs. S’ils ne se contrôlent pas, la fin du confinement les conduira au tribunal.
Le couple a subi une grande transformation. Les rôles étaient clairement répartis : le mari surtout à l‘extérieur; l’épouse à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur. Chacun d’entre eux vaquait à ses obligations, séparément, pour se retrouver le soir à domicile. Chacun d’eux avait une zone de liberté, un jardin secret garant de son intimité.
Or, l’être humain ne peut vivre sans intimité. Du jour au lendemain, toute l’organisation a été perturbée. La pagaille ! Il a fallu tout réinventer ! Monsieur passe son temps à la maison, s’intéresse à la marche du foyer, met son nez partout, veut commander… Le foyer a toujours été la propriété de l’épouse qui refuse l’ingérence du mari.
Mais il y a différentes manières de dire les choses sans blesser la dignité de l’autre pour ne pas éveiller son agressivité. Pour Madame, la présence du mari est une colonisation. D’où une guéguerre de territoire. «Ça fait 20 ans que je fais comme ça. Tu étais où pendant ce temps ?!». Monsieur ne peut maîtriser sa contrariété, il s’emballe… des mots et de gestes explosifs… Le calvaire ! Il ne peut claquer la porte et disparaître.
Elle ne peut se passer de voir sa tronche. Quelle souffrance inutile ! Les époux qui contrôlent leur langage quand ils sont en colère et qui continuent à faire des efforts de séduction l’un pour l’autre, qui se manifestent de l’affection, soudent leur relation. Si ces conditions ne sont pas réunies, le couple se déchire.
F.N.H : Quels conseils donneriez-vous à ceux qui vivent le confinement tout seuls ?
S.N.G : D’abord, de continuer à soigner son corps et son look. Se voir négligé dans le miroir sape le moral. Garder le contact, à distance, avec des personnes aimées. L’être humain a un besoin vital de socialisation : parler, rire, écouter… Sinon, c’est la solitude et ses répercussions.
Donc garder le contact virtuel pour conserver son moral. Se faire plaisir pour stimuler la dopamine, l’hormone du bien-être et du bonheur.
F.N.H : La pandémie du coronavirus a profondément redéfini notre rapport à l’autre, eu égard notamment à la nécessité de respecter les gestes barrières. Doit-on s’attendre à l’émergence définitive de nouveaux codes de comportement à adopter dans notre quotidien ?
S.N.G : Nous vivons une situation où notre salut dépend de notre méfiance vis-à-vis des autres. C’est désagréable de constater que tout le monde devient suspect.
Quand je rencontre, dans des lieux de commerce, des gens que j’aime, alors qu’avant on plongeait les uns dans les bras des autres, maintenant chacun recule de peur que l’autre ne se jette sur lui ! Nous garderons des réflexes de méfiance pendant un certain temps. L’idéal est que nous gardions nos nouveaux réflexes d’hygiène.
F.N.H : Cela est-il compatible avec le mode de vie qui prévaut dans la société marocaine, où le contact humain reste très important ?
S.N.G : Non ! Nous sommes méditerranéens : tactiles, haptiques, kinesthésiques ! Nous avons besoin de nous toucher pour exprimer nos émotions. Le contact physique est très important. Les caresses procurent une douce sensation de bien-être. Le contact humain a une influence sur la douleur : serrer une personne souffrant mentalement la soulage.
Des expériences scientifiques prouvent qu’une personne soumise à un électrochoc voit sa douleur diminuer quand une personne qu’elle aime lui tient la main. Je suis certaine que nos réflexes reviendront rapidement, une fois le danger écarté. Je le souhaite !