Profondes divergences de vue entre une Banque centrale attachée à la stabilité des prix et un gouvernement qui veut soigner ses statistiques.
Par D. William
Une conférence de presse post-Conseil annulée à la dernière minute, un communiqué post-Conseil publié sur le site de la Banque centrale mardi après-midi, puis dépublié le soir, avant d’être republié le lendemain vers midi : il n’en fallait pas plus pour nourrir les interrogations. Qui ont par la suite donné lieu à nombre de conjectures, en l’absence notamment d’une explication officielle.
Et, de fil en aiguille, il a été établi que c’est en réalité le contenu du communiqué de la Banque centrale qui était problématique. Pour qui ? Pour le gouvernement. Pourquoi ? Parce que pour la troisième fois de suite, Bank Al-Maghrib a procédé à une hausse de son taux directeur, le portant à 3%, soit une augmentation de 50 points de base, et ce afin de lutter contre l’inflation.
Une inflation qui, selon BAM, devrait rester à des niveaux élevés à moyen terme, ressortant en 2023 à 5,5% en moyenne, «et sa composante sous-jacente se situerait à 6,2%, soit une révision à la hausse de 2 points de pourcentage par rapport à la prévision de décembre dernier et ce, en raison essentiellement de la flambée des prix de certains produits alimentaires qui y sont inclus». Et de poursuivre qu’en 2024, «sous l’hypothèse que les pressions aussi bien internes qu’externes continueraient de s’atténuer, la tendance fondamentale des prix se situerait à 2,3%, mais le démarrage programmé de la décompensation des prix des produits subventionnés devrait maintenir l’inflation globalement à un niveau élevé, soit 3,9%».
Chacun joue sa partition
La troisième hausse du taux directeur a fini par faire grincer des dents, en ce qu’elle bride la croissance. Une croissance déjà molle, qui était de 1,2% en 2022, et qui devrait se situer à 2,6% cette année et 3,5% en 2024. Des prévisions qui seront sans doute revues à la baisse au vu de la pluviométrie faible du mois de mars et de l’impact du taux directeur sur l’activité et le crédit. Or, le gouvernement veut améliorer ses statistiques, étant confronté au double défi de la croissance et de l’emploi. Et il semble que la politique monétaire appliquée actuellement par BAM mine ses efforts dans ce sens : l’Exécutif s’éloigne de plus en plus de sa prévision de croissance de 4% en 2023 contenue dans la Loi de Finances 2023.
Outre la faiblesse de la croissance, il y a aussi son contenu en emplois, talon d’Achille de l’économie marocaine. L’élasticité croissanceemploi est, en effet, relativement faible au Maroc, se situant à 0,2 pour la période 2008-2021, c’està-dire 12.550 emplois créés, en moyenne, pour chaque point de PIB durant cette période. Pour le gouvernement de Aziz Akhannouch, l’enjeu n’est pas seulement économique, il est aussi politique. Car, ne l’oublions pas, il avait fait une promesse de taille : créer un million d’emplois nets durant son quinquennat, soit une moyenne de 200.000 par an.
A l’heure du bilan, il devra donc rendre compte de ses réalisations… quand bien même, comme on le dit souvent, «les promesses des hommes politiques n'engagent que ceux qui les reçoivent». De son côté, la Banque centrale est dans un tout autre état d’esprit. Loin de l’arithmétique politicienne, elle n’est mue que par sa mission, qu’elle tente d’exécuter en toute indépendance : mettre en œuvre la politique monétaire, autrement dit l’ensemble des décisions qu'elle prend dans le but de préserver la stabilité des prix, avec comme point de repère, pour ne pas dire ligne rouge, un taux d’inflation autour de 2%. A preuve, l’inflation au Maroc s’est située en moyenne à 1,6% durant la période 2015- 2020.
Aujourd’hui, avec un indice des prix à la consommation en hausse de 10% en février sur un an, ce seuil est largement dépassé. Alors, quitte à miner la croissance, BAM tente de ramener l’inflation à ses niveaux standards (autour de 2%). Même si l’on peut se poser des questions sur l’efficacité de la nouvelle hausse du taux directeur, puisqu’elle a elle-même revu à la hausse ses prévisions en termes d’inflation. En ce que sa vision et ses objectifs dans la conduite de la politique monétaire s’entrechoquent avec les intérêts économiques et politiques du gouvernement, le gouverneur de BAM, Abdellatif Jouahri, s’attire forcément des inimitiés. Comme on le verra plus loin, cette forme de collision n’est pas nouvelle dans la scène politico-économique marocaine.
Nouvelle ère
Près de dix jours se sont écoulés depuis le fameux Conseil de Bank Al-Maghrib. Dix jours durant lesquels aucune communication officielle n’est venue pour confirmer ou infirmer les tensions entre Bank Al-Maghrib et le gouvernement. Des deux côtés, c’est silence radio. Et il serait difficile d’imaginer qu’il y ait une communication officielle dans ce sens. Au mieux, elle sera très diplomatique, pour ne pas dire tronquée. Sinon, cela accentuera le malaise ambiant et décrédibilisera le Maroc aux yeux des institutions internationales (FMI, Banque mondiale…) et des investisseurs étrangers.
Ces derniers ont tous les yeux rivés sur le Royaume en ce moment. C’est pourquoi il y a peu de chance que BAM et le gouvernement «officialisent» et portent sur la place publique leurs divergences éventuelles sur la politique monétaire. Mais être sourd aux interrogations de l’opinion publique consolide, également, la thèse selon laquelle le gouvernement a voulu interférer dans les décisions du Conseil de BAM et a exercé des pressions pour empêcher une hausse du taux directeur. Ce qui, en soi, est grave, d’autant que cela remet en cause l’indépendance de la Banque centrale.
Une indépendance consacrée par le statut de BAM, qui dit expressément : «la Banque définit et conduit la politique monétaire, en toute indépendance. Elle fixe l’objectif de stabilité des prix, en tant qu’objectif principal. Une mission qu’elle exécute en toute transparence dans le cadre de la politique économique et financière du Gouvernement.
L’indépendance de Bank Al-Maghrib est consacrée à travers notamment l’interdiction de recevoir ou de solliciter des instructions de la part du Gouvernement ou de tout tiers. De plus, la loi durcit le régime des incompatibilités pour éliminer toute influence et interdit expressément au Wali, au Directeur Général, au reste des membres du Conseil, ainsi qu’à tous les collaborateurs de la Banque de se retrouver dans des situations de conflits d’intérêts».
A l’évidence, quelle que soit l’option choisie par les deux parties (communication ou silence), le mal est fait. Avec le recul, quelles conclusions tirer de tout cet imbroglio ? L’attitude de BAM appelle deux lectures :
• On peut féliciter Jouahri pour avoir tenu tête au gouvernement. Le gouverneur de BAM est connu pour son franc-parler et pour être fidèle à ses convictions. Par le passé, il a souvent plaidé pour une cohérence et une convergence entre la politique monétaire, la politique budgétaire et le régime des changes, non sans interpeller régulièrement le gouvernement afin qu’il respecte les contenus des Lois de Finances en matière de déficit budgétaire.
• On peut également reprocher à BAM d’avoir mis, enlevé, puis remis le communiqué post-Conseil.
Tout ce flottement est forcément préjudiciable à l’image de l’institution. D’un autre côté, on peut tout autant fustiger l’attitude du gouvernement. Car si le Maroc peut «facilement» solliciter les marchés internationaux, si le Royaume bénéficie de la confiance d’institutions financières comme le FMI et la Banque mondiale…, c’est parce qu’il dispose d’institutions solides et crédibles comme la Banque centrale. Et au regard de ce que stipulent clairement les statuts de BAM, il devait s’interdire de s’immiscer… dans sa cuisine interne, au risque de la fragiliser. Mais les faits sont têtus : au Maroc, les gouvernements qui se succèdent ont du mal avec les établissements indépendants.
Sous le gouvernement Benkirane, le haut-commissariat au Plan a ainsi été souvent pris en grippe à cause de ses prévisions de croissance que l’Exécutif de l’époque jugeait trop pessimistes. Pourtant, le HCP jouit d’une «indépendance institutionnelle et intellectuelle dans l’établissement de ses programmes et la conduite de ses travaux d’enquêtes et d’études». Bref, cet épisode BAM-Gouvernement ouvre une nouvelle page dans les relations entre les deux parties. Une période où la «cohabitation» sera tendue, comme du temps de la Guerre froide. Avec, d’un côté, un Jouahri attaché à la stabilité des prix, et de l’autre, un Akhannouch qui veut soigner ses statistiques.