Le Maroc ambitionne de renforcer sa souveraineté économique et de diversifier ses moteurs de croissance. Déjà leader régional dans les secteurs automobile et aéronautique, le Royaume cherche à élargir ses perspectives et à explorer de nouvelles pistes. Entretien avec Khalid Doumou, économiste et expert financier.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Après six années consécutives de sécheresse, le secteur agricole montre ses limites en tant que pilier économique. Quelles industries alternatives le Maroc pourraitil développer pour réduire sa dépendance à l’agriculture et diversifier son économie ?
Khalid Doumou : Il est évident que les dérèglements climatiques tels que le déficit pluviométrique, le séisme de la région d'al Haouz, ou encore les pluies diluviennes à Ouerzazate ont durement touché notre pays ces dernières années. Ces phénomènes contraignent nos décideurs publics à revoir à la baisse la part du PIB agricole dans la richesse nationale, passant de 12 ou 13% à environ 10% du PIB, dans un contexte où la richesse totale sur notre sol s’élève à 148,6 milliards de dollars en 2024. Il faut savoir que le secteur agricole est un secteur chéri par tous les Marocains, car historiquement pourvoyeur d’emplois au niveau national (40% de la population active), et participant activement à la demande de consommation des ménages marocains, vecteur important de croissance de notre économie. Une croissance portée par la consommation à hauteur de 60% du PIB. Cependant, le déficit hydrique de ces dernières années, qui a fait chuter le taux global de remplissage de nos barrages aux alentours de 30% de la capacité maximale et créé un énorme déficit en eaux sou terraines dans les périmètres irrigués (seulement 17% des besoins couverts), nous impose d’agir davantage et mieux au niveau de la production industrielle domestique. L’ambition est de faire passer la contribution de l’industrie de 23 à 26% du PIB, même si un saut quantitatif a été relevé ces deux dernières décennies, notamment grâce aux 6 secteurs appelés communément 3M (métiers mondiaux du Maroc que sont l’automobile, l’aéronautique, le textile et cuir, l’agroalimentaire, l’électronique et l'offshoring de services). L’Institut royal des études stratégiques vient de rendre publics les résultats d’une étude portant sur «L’avenir des métiers mondiaux du Maroc». Ce travail identifie les nouvelles chaînes de valeur mondiales auxquelles le Maroc pourrait s'intégrer pour favoriser une montée en gamme dans ces métiers mondiaux. Mieux encore, l’étude identifie 7 secteurs pouvant servir à développer de nouveaux métiers mondiaux, compte tenu des avantages compétitifs du Maroc, des évolutions géostratégiques et des enjeux économiques et sociaux qui sont les nôtres. Il ressort de cette étude que les réformes et plans du Maroc (Pacte national pour l’émergence industrielle de février 2009, plans d'accélération industrielle 1 et 2 depuis 2014) ont eu un impact positif sur la perception des investisseurs internationaux envers les six métiers mondiaux du pays. La nouvelle liste proposée est composée de sept secteurs d’activité que sont l’industrie navale, l’industrie ferroviaire, l’électricité verte, la chimie verte, l’industrie pharmaceutique, la logistique et le transport, l’artisanat et l’art culinaire. Ma modeste lecture de ce judicieux choix étant que les 6 premiers secteurs s’inscrivent dans une vision de développement industriel stricto sensu, et que le septième secteur, artisanat et art culinaire devrait servir de levier de croissance de l’emploi pour tout un pan de population encore sous-éduquée au niveau national (NEET et personnes évoluant toujours dans le commerce informel).
F.N.H. : Avec le développement de l’industrie automobile et aéronautique, comment le Maroc peut-il tirer parti de ces acquis pour booster d’autres secteurs industriels stratégiques ?
K. D. : Le «Brand Maroc» a définitivement acquis ses lettres de noblesse à l’international, grâce notamment aux exceptionnelles performances enregistrées dans ses deux secteurs qui ne sont plus à présenter pour le citoyen marocain. Le secteur automobile marocain affiche désormais 15,3 milliards de dollars d’exportations automobiles en 2023, avec des prévisions de 20 milliards d’ici 2026. Cela représente une consolidation du statut de leader à l’export, avec environ 10% du PIB, dépassant même l’OCP, ce qui est loin d’être insignifiant. Ce secteur exporte vers plus de 70 destinations à travers le monde, avec un taux d’intégration locale de 69%, et un réseau industriel qui comprend plus de 250 équipementiers industriels. Quant à l’industrie aéronautique, elle constitue également un véritable label de qualité, ayant généré 2,7 milliards de dollars d’exportations en 2023. Ce secteur en plein essor devrait voir son chiffre d’affaires doubler d’ici 2030, avec un taux d’intégration locale estimé à 40%. La qualité des ressources humaines, des capacités de formation prouvées, la proximité du Maroc à quelques encablures de l’Europe (14 Km), l’engagement de l’État à soutenir cette industrie et la chaîne d’approvisionnement consolidée avec les 160 entreprises existantes contribuent à faire du Maroc un lieu privilégié pour ce genre d’industrie de pointe à très forte valeur ajoutée. La success-story des deux secteurs précités est un phénomène industriel majeur et emblématique, qui a placé notre pays sous le feu des projecteurs de nombreux porteurs de projets et investisseurs émanant de pays industrialisés, et notamment du G2 : les Etats-Unis et la Chine. L’expérience accumulée au travers de ces deux aventures industrielles, désormais largement reconnues comme des réussites à l’échelle mondiale, attise l’intérêt et crée un appel d’air pour le «Made with Morocco». Cela concerne de nombreuses multinationales étrangères de renom telles que Renault, Stellantis Peugeot, Volkswagen, Gotion High Tech, Hailiang et Shinzoom, Ali Baba, Safran, Pratt & Whitney, Fortescue, ou encore Space X d’Elon Musk via sa filiale Starlink. Les autres secteurs industriels qui carburent en ce moment au Maroc sont, bien entendu, le secteur de l’industrie extractive (pétrolière et gazière), le grand pari que nous avons fait sur l’hydrogène vert et sur les EnR en général, le tournant résolu vers la mobilité électrique décarbonée avec l’installation de gigafactories sur notre territoire. Sans oublier le travail colossal qui est fait dans le cadre du Plan national de l’eau, et par l’OCP pour renforcer la productivité agricole africaine dans lesquelles se trouvent toujours 60% des terres agricoles non exploitées à l’échelle mondiale; il est important de le rappeler. Tous ces secteurs sont stratégiques, et il ne faut pas oublier l’essor du Big Pharma au Maroc, avec 33 sites de production sur notre sol. Le gazoduc Nigeria-Maroc, le Morocco UK Power Project ou le tunnel Maroc-Espagne pourraient en outre avoir des retombées économiques inédites pour les partenaires stratégiques du Maroc.
F.N.H. : Dans le cadre de la régionalisation avancée, quelles opportunités spécifiques les régions marocaines peuvent-elles exploiter pour mettre en place des pôles industriels compétitifs et attirer des investissements ?
K. D. : En ce qui concerne la régionalisation avancée, placée sous le haut patronage de Sa Majesté, que Dieu l’assiste, l’heure est à l’opérationnalisation de ce grand chantier structurant pour les 12 régions qui composent la mosaïque sociale, culturelle et économique marocaine. Les deuxièmes assises de la régionalisation tenues récemment à Tanger ont bien souligné le caractère d’urgence que revêt la finalisation de ce dossier stratégique pour notre pays, des points de vue de la charte de déconcentration et de la définition précise des compétences restant dans le giron du pouvoir administratif de Rabat, de celles dévolues aux 12 régions du Royaume. Pourquoi cette opérationnalisation à pied d’œuvre de la régionalisation avancée ? Est-elle si importante pour le développement accéléré de notre pays? La réponse réside dans le fait que l’une des compétences propres aux régions est celle de travailler assidûment sur l’attractivité territoriale et l’attrait d’investissements productifs, c’est-à-dire en substance, ceux capables de créer des emplois stables et pérennes. Ensuite, il faut bien savoir que les élus des Conseils de régions ont une connaissance très pointue en termes de besoins des communautés locales, et des atouts spécifiques dont jouissent leurs régions respectives. Afin de favoriser l’investissement régional utile, il est donc logique de compter sur les atouts géographiques et le capital immatériel dont jouit chaque région. La décentralisation doit permettre aux communautés locales ou aux régions de s’occuper des affaires d’intérêt public local, pour laisser le centre s’occuper d’affaires à caractère public national. Le pouvoir central doit donc reconnaître des compétences particulières à des corps intermédiaires pour que les régions s’auto-administrent sur certaines questions d’intérêt public, régional et local. Bien entendu, il revient à chaque région, au travers de son Schéma d’aménagement du territoire / planification territoriale stratégique (SRAT) et de son Plan de développement régional (PDR), en cohérence avec les objectifs étatiques, de définir ses priorités en termes d’axes de développement économiques et sociaux, en tenant compte de ses atouts, de ses moyens et des objectifs qu’elle veut atteindre dans des cadres calendaires déclarés. D’un modèle de gouvernance traditionnellement vertical (top down) et en silos (sectoriel), la région bien administrée aura la possibilité d’influer plus efficacement sur sa propre destinée et de peser sur les grandes orientations des politiques publiques nationales, en consacrant enfin le modèle de gouvernance territoriale voulu et appelé de ses vœux par notre Souverain.
F.N.H. : Comment renforcer l’intégration des PME marocaines dans les chaînes de valeur industrielles afin de maximiser leur impact sur l’économie nationale et favoriser une croissance inclusive ?
K. D. : Les PME-PMI les plus astucieuses doivent trouver refuge dans des marchés de niche porteurs, sans entrer dans une guerre acharnée dans des métiers où la concurrence est sauvage et les faillites nombreuses. Pour qu’une entreprise ou une industrie de petite taille puisse aujourd’hui grandir assez vite (blitzscaling - accroissement très rapide ne permettant pas à la concurrence de nous éjecter d’un marché naissant-), elle doit recourir à de nouveaux moyens de marketer intelligemment son concept, son produit ou son service, ou les trois à la fois, pour faire assez vite d’un concept ou d’une idée, une marque bien perçue par le grand public. Contrairement à ce que beaucoup de nouveaux entrepreneurs dans le monde des affaires pourraient penser, atteindre la taille critique, c’està-dire la capacité optimale nécessaire à la pérennité d’une entreprise, n’est plus l’objectif principal aujourd’hui. Augmenter de manière significative notre volume d’affaires et étendre notre territoire d’action, dans l’espoir de gagner en marge stratégique, d’accroître notre impact commercial, notre capacité d’innovation et, en fin de compte, notre rentabilité, tout en préservant notre indépendance capitalistique, est devenu un défi de taille. Si l’on veut en outre pouvoir se faire une place de choix dans les chaînes de valeurs industrielles régionales (nearshoring, friendshoring), voire mondiales (au travers d’accords de partenariat avec le G2 : Etats-Unis et Chine), il faut avant tout pouvoir émerger comme valeur sûre, acteur de référence ou incontournable au niveau national et régional. A cet effet, il faut que la «Proof of product» soit faite au niveau industriel local, et qu’elle soit solide. Dès lors qu’un produit est répertorié aux normes et standards internationaux, s’il peut être produit ici à un coût inférieur à celui des autres marchés de production, la colocalisation, qui est une forme de délocalisation conçue pour apporter de la valeur aux deux territoires, s’impose d’ellemême. Le marché très prisé des M&A (pour la consolidation par le biais de fusions ou acquisitions) pour le capital-investissement n’est rendu possible que lorsque la coopération bilatérale ou multilatérale est entrevue comme un facteur démultiplicateur en termes de retour sur investissement engagé par les différents porteurs de projets de développement. La croissance inclusive, quant à elle, se réalise lorsque les écosystèmes industriels locaux intègrent des acteurs économiques de proximité dans leur chaîne de production (les raisins de la grappe ou du cluster), capables d’ajouter une valeur significative au produit final, tout en respectant les exigences de qualité et de délai fixées par des marchés de consommation exigeants. Ces sous-traitants doivent être impliqués dans la production de matières premières, de produits semi-finis ou finis. Il est essentiel de garder à l’esprit que les procédés industriels dans leur ensemble, font intervenir une multitude d’acteurs, depuis l’amont de la chaîne responsable de la production ou de l’achat des intrants, jusqu’à l’aval où le produit livré est de plus en plus élaboré et sophistiqué. Et ce sont ces différents degrés d’élaboration et de sophistication atteints par les acteurs économiques locaux (élus, financiers, technologues, approvisionneurs, transporteurs, élaborateurs, transformateurs, vendeurs…), qui pérennisent plus ou moins le cycle de vie d’une entreprise industrielle.
F.N.H. : Quelle est l'évolution du concept de codéveloppement en Afrique et quels sont les éléments clés des nouveaux partenariats stratégiques impliquant le Maroc dans ce cadre ?
K. D. : Le co-développement en Afrique dans sa première phase conceptuelle consistait à dire que l’on allait investir en Afrique, et/ou donner de l’aide, pour fixer les populations autochtones, et ce pour notamment éviter les mouvements migratoires non désirés, tout en encourageant les diasporas à retourner vers leur continent d’origine. Aujourd’hui, la colocalisation est un phénomène qui associe divers acteurs : les participants aux rencontres de coopération de haut niveau, les fondations, les ONG, les représentants du monde des affaires (confédération de chefs d’entreprises stratégiques), ainsi que ceux impliqués dans la promotion de l’investissement et du capital-investissement, tels que les fonds souverains, les fonds de capital risque (Hedge funds), les fonds de pension, les banques multilatérales de développement ainsi que les banques et agences de développement nationales, les investisseurs institutionnels et les business angels. Les partenariats public-privé (PPP) peuvent aujourd’hui être chapeautés par d’autres formes, posant ainsi les jalons d’accords de développement multisectoriels. Ces partenariats peuvent être réalisés dans le cadre de création de fusions d’entreprises de deux pays désireux de travailler dans un cadre stratégique clairement défini, et en s’inscrivant dans un cadre temporel nécessairement plus long que celui des simples mandatures électorales (5 ou 6 ans chez nous). L’un des atouts majeurs de nos associés ou co-contractants est que le sommet de l’État marocain peut leur offrir la possibilité de signer des accords de partenariat sur des temps très longs pouvant s’étendre sur plusieurs années, voire des décennies. Aujourd’hui, le discours ambiant bien compris de tous, est qu’il ne s’agit plus «d’arracher l’Afrique à sa misère», mais d’accepter de l’accompagner dans son développement, en la traitant d’égal à égal, avec respect et aucune condescendance. Pour libérer notre plein potentiel de croissance environnemental, social et de gouvernance (ESG ), nos dirigeants étatiques doivent continuer d’œuvrer efficacement dans le scellement de partenariats stratégiques avec l’Europe voisine, avec le G2, les pays du Conseil de coopération du Golfe et notre deuxième maison, l’Afrique. Ce qui est de bon augure pour notre économie en 2025, c’est l’envol de notre secteur touristique avec 17,4 millions de visiteurs cette année, le niveau de flux net des investissements directs étrangers (IDE) qui va s’établir aux alentours de 25 milliards de dirhams, et les transferts des MRE qui devraient atteindre les 110 à 115 milliards de dirhams pour 2024.