C'est une première historique. Pour la 61ème édition du Salon international de l'Agriculture de Paris (SIA), le Maroc a été choisi comme premier pays étranger invité d'honneur. Une consécration pour le Royaume qui a fait de l’agriculture la locomotive de l’économie nationale, mais aussi une décision qui n’est pas sans susciter quelques remous.
Par D. William
L'image était forte : Emmanuel Macron et Aziz Akhannouch coupant ensemble le ruban inaugural du SIA 2025, le samedi 22 février. Une scène qui résume assez bien l’état des relations franco-marocaines, en nette embellie après quelques années de crispations. En mettant Rabat à l’honneur, Paris envoie un signal clair : le Maroc est un partenaire stratégique, et pas seulement dans le domaine agricole.
Cette invitation intervient après la visite d’Etat d’Emmanuel Macron au Maroc en octobre 2024, qui avait scellé une nouvelle dynamique de coopération. Et pour mettre sur orbite cette entente cordiale, la France sera, également, le pays à l’honneur lors de la prochaine édition du SIAM, qui se tient du 21 au 27 avril prochain à Meknès. Un passage de témoin en bonne et due forme, qui traduit un rapprochement parfaitement résumé par Annie Genevard, ministre française de l’Agriculture.
Selon elle, «le Maroc est un grand ami de la France». Une déclaration qui trouve écho dans les propos de son homologue marocain Ahmed El Bouari, qui souligne «la profondeur des liens d’amitié historiques et solides entre le Royaume et la France, ainsi que notre volonté commune de renforcer la coopération dans le secteur agricole». Et pour cause, les échanges entre les deux pays ne se limitent pas aux poignées de main.
En 2024, la France a exporté pour 7,4 milliards d’euros de marchandises vers le Maroc, en hausse de 13% par rapport à 2023, pour des importations stables à 7,4 milliards d’euros. Cette relation bilatérale est donc tout sauf anecdotique. Elle repose sur une complémentarité assumée : la France fournit les céréales dont le Maroc a besoin, tandis que le Royaume expédie dans l’Hexagone des produits agricoles prisés des consommateurs (tomates, pastèques, concombres, courgettes, poivrons…). Tout cela, bien sûr, sans tension aucune. Ou presque.
La pomme de discorde
Si la mise à l’honneur du Maroc au SIA a été saluée par de nombreux acteurs institutionnels et économiques, elle n’a pas fait que des heureux. Les agriculteurs français crient à la concurrence déloyale. Leur principal grief ? L’afflux massif de tomates marocaines sur les étals français à des prix imbattables. En effet, si plus de 50% du blé tendre importé par le Maroc sont français, le Royaume chérifien est, pour sa part, premier fournisseur de la France en ce qui concerne les tomates fraîches.
Selon une étude du ministère français de l’Agriculture datée de janvier dernier, en 2023, pas moins de 530.000 tonnes de tomates en provenance du Maroc ont été importées par l’Hexagone, un volume largement supérieur à celui des autres Etats membres de l’Union européenne. Une dépendance qui s’explique par une production nationale insuffisante : avec environ 660.000 tonnes récoltées en 2023, la filière française ne parvient pas à répondre aux besoins d’un marché estimé à 850.000 tonnes par an. En parallèle, la France reste un acteur de l’export, avec 300.000 tonnes de tomates vendues à l’étranger, essentiellement à destination de l’Union européenne.
Mais cette dynamique est en trompe-l'œil : faute de données douanières précises, il est difficile de quantifier la part réelle des tomates françaises dans ces exportations, qui semblent être en grande partie des réexportations de tomates marocaines. Une tendance confirmée par l’Association d'organisations de producteurs nationale «tomates et concombres de France» (AOPn), selon laquelle seulement 2% des tomates produites en France sont véritablement exportées. Et si le Maroc s’impose comme un fournisseur clé du marché français, c’est en raison d’une offre de plus en plus compétitive, notamment sur le segment des tomates cerises.
Traditionnellement dominé par la production française, ce marché est en pleine mutation. Les producteurs hexagonaux ont cherché à se différencier en privilégiant des variétés premium, note l’étude. Sauf que cette montée en gamme n’a pas suffi à compenser les écarts de compétitivité. En effet, les producteurs français dénoncent une distorsion de concurrence alimentée par plusieurs facteurs, dont notamment une main-d’œuvre bien moins chère au Maroc, un climat plus favorable (le Royaume peut produire des tomates en dehors de la saison française), des coûts énergétiques moindres ainsi que des normes sanitaires différentes, avec certains pesticides interdits en Europe qui seraient encore utilisés au Maroc, bien que Rabat ait fait des efforts en matière de réglementation. Selon les estimations du secteur, le coût de la main-d’œuvre est 14 fois plus élevé en France qu’au Maroc. Par ailleurs, les producteurs marocains se sont adaptés aux besoins des consommateurs européens. Ces dernières années, une partie de leurs cultures a été réorientée vers la tomate cerise, plus prisée sur les marchés internationaux.
L’essor des tomates cerises marocaines se traduit aussi par une présence accrue en pleine saison de production française. Autrefois plus saisonnières, les importations s’étalent désormais sur toute l’année. Selon les données de la plateforme St Charles International, principale porte d’entrée des tomates marocaines en France, les volumes de tomates cerises importées dépassent désormais ceux des tomates rondes, notamment en été, fait savoir le rapport.
Cette offre marocaine séduit d’autant plus qu’elle s’affiche à des prix très compétitifs. En grandes surfaces, une barquette de 250 g de tomates cerises d’origine marocaine est vendue à 0,99 €, soit environ 3,96 € le kilo. A l’inverse, les tomates cerises françaises, plus coûteuses à produire, s’écoulent entre 8 et 10 € le kilo en rayon, un écart qui limite leur attractivité pour les consommateurs. En cela, la colère des agriculteurs français s’est déjà traduite par plusieurs manifestations. L’an dernier, des tonnes de tomates marocaines avaient été déversées sur les routes et les parkings de supermarchés en guise de protestation.
Au-delà des tensions
Face à cette situation, les autorités françaises cherchent des leviers pour rééquilibrer la donne, notamment dans le cadre de l’accord commercial entre l’Union européenne et le Maroc. Une révision des prix d’entrée pour les tomates cerises pourrait ainsi être envisagée. De même, le député LR Antoine Vermorel-Marques a récemment proposé une loi pour interdire l’importation de produits alimentaires cultivés avec des pesticides bannis en France. Soutenant la cause des agriculteurs, il a pris l’exemple de la tomate du Maghreb, traitée avec le dichloropropène, interdit en France depuis plus de 15 ans. Pourtant, malgré ces tensions, la coopération agricole entre la France et le Maroc continue de se renforcer.
La signature, en marge du SIA, d’un partenariat entre La Ferme Digitale et le ministère marocain de l’Agriculture illustre cette volonté de collaboration. Objectif : développer l’agriculture à travers des solutions basées sur l’intelligence artificielle, l’IoT (Internet des objets) et le Big Data pour mieux gérer les ressources hydriques et améliorer la traçabilité des produits. L’innovation est au cœur des ambitions marocaines, comme l’explique El Bouari : «notre objectif est d’optimiser l’utilisation des ressources, d’améliorer la traçabilité des produits et de faciliter l’accès aux marchés grâce aux outils numériques».
C’est dire que malgré les critiques, la mise à l’honneur du Maroc au SIA reste une réussite diplomatique et économique. Le Royaume a su démontrer qu’il est un acteur clé du secteur agricole international, avec une offre diversifiée et compétitive. Pour autant, si Paris et Rabat entretiennent des relations stratégiques solides, le dossier agricole reste un terrain de friction potentiel.