L’idée fait son chemin dans de nombreux milieux en Occident. Comment faire passer une pilule aussi ingérable : faire en sorte d’accepter l’Islam, mais sans les Arabes.
Par Abderlhak Najib, Écrivain-journaliste
Parce qu’au-delà des conflits confessionnels qui traversent les âges et deviennent de plus en plus exacerbés et dangereux, il y a entre l’Occident et les Arabes un problème fondamental : celui du rejet, celui du refus d’y voir clair, celui de dépassionner les contacts et d’accepter enfin que ces siècles de domination arabe de l’Occident sont loin derrière.
Et qu’il suffit aujourd’hui de tourner cette page noire des griefs et des traumatismes majeurs causés par la civilisation arabe à un Occident qui, au moment où les sciences, la culture et la puissance arabes faisaient loi dans le monde antique, sombrait dans des pratiques moyenâgeuses et primitives.
Une époque honteuse pour l’Occident qui refuse d’avoir été dominé par ces Arabes qui ont brillé sur le monde durant plus de 600 ans, avec les plus grands philosophes, les plus grands médecins, les plus grands mathématiciens, les plus grands chimistes, physiciens, chirurgiens, inventeurs, savants, géographes, cartographes, explorateurs, poètes majeurs…
En plus d’un empire arabo-musulman prospère, solide, rayonnant, moderne pour toute cette époque obscure et obscurantiste où le reste du monde, excepté l’Inde, la Chine et le Japon, vivait dans l’ignorance, dans les guerres fratricides, dans des formes de barbarie qui sont aujourd’hui recyclées, avec force arguments sur la suprématie d’une culture, celle de l’Occident sur le reste du monde.
Pourtant, comme le disait Ibn Khaldoun : «La vérité est pareille à l'eau qui prend la forme du vase qui la contient». On a beau vouloir la cacher, la déformer, l’obscurcir, elle porte en elle une constante : elle transcende le temps et les peuples.
Elle survit, même quand on l’enterre sous des siècles de mensonges et de dissimulation.
Ce même Ibn Khaldoun nous dit dans «Peuples et nations du monde» : «L’histoire et l’anthropologie modernes ont largement montré que ces suppositions sont malheureusement - mais aussi, heureusement - mal fondées. Les diverses cultures sont justement construites sur l’affirmation des différences et des limites, et celles-ci s’expriment peut-être le plus profondément dans le langage de façon générale, et dans ces langages particuliers que sont les diverses manifestations de la culture que nous classons dans les rubriques de l’Art, de la Littérature ou de la Science. Il n’est pas donné de lire à livre ouvert, de comprendre, d’admettre une histoire des autres par les autres».
Ceci a toujours été le grand handicap de l’Occident dans son approche de la culture arabe. Dans cette démarche, les Occidentaux, y compris leurs plus grands penseurs, ont adopté deux manières de faire et de voir : la première, simpliste et basique, celle du regard d’en haut, dans une illusoire supériorité autoproclamée.
La deuxième : la stigmatisation en mélangeant deux choses : une mauvaise lecture de l’Histoire des Arabes couplée à une interprétation sommaire et superficielle du Coran.
Celui-ci étant devenu pour l’Occident la pierre d’achoppement sur laquelle tous les discours anti-islam et anti-arabes sont échafaudés : «Il y a encore dans le travail de l’historien un risque d’erreur qui passe inaperçu : c’est l’inattention au changement qui affecte les conditions des nations et des générations, en rapport avec le changement des époques et l’écoulement des jours.
C’est comme un mal présent mais très profondément dissimulé, qui ne se déclare qu’au bout de longues périodes de temps, et que seules quelques rares individualités de la race humaine sont capables de déceler.
En effet, les conditions du monde, les nations avec leurs coutumes et leurs croyances ne persistent pas sous une même forme, ne revêtent pas un caractère constant», ajoute Ibn Khaldoun.
Cette méconnaissance des fondements même de l’Histoire arabe, dans sa grande complexité et diversité, a donné corps à des jugements erronés, à des approximations désastreuses et à des approches lacunaires à l’emporte-pièce. Ce qui a favorisé, durant des siècles, depuis la Renaissance jusqu’au XXIème siècle, une charge agressive contre tout ce que l’Arabie peut produire et apporter de beau, de fort, d’humain, dans une lecture universelle des relations entre les cultures et leurs manifestations.
«Dans le monde islamique, l’équivalence târîkh/histoire était un peu comme une planche de salut qui a donné lieu de croire à la possession depuis toujours d’une histoire propre. De nombreux auteurs occidentaux se sont acharnés au contraire à la vider de tout contenu positif pour n’en faire plus qu’un témoignage supplémentaire et accablant d’une «atrophie du sens de l’histoire» qui serait caractéristique de l’Orient», souligne le penseur Ibn Khaldoun, toujours dans son ouvrage «Peuples et nations du monde».
C’est cette mécanique du dépouillement qui a droit de cité en Occident depuis le 15ème siècle, avec la naissance des États occidentaux colonisateurs, avec la chute de Grenade et l’avènement d’un nouvel Empire musulman, mais non arabe, le règne des Ottomans, qui a pourtant dominé une grande partie de l’Occident jusqu’à la fin du XIXème siècle. On a vidé l’histoire du Monde arabo-musulman de toute sa substance pour lui accoler cette étiquette de l’ennemi de l’Occident, qu’il faut à tout prix dominer et assujettir. Ce qui a été le cas avec la chute des petits États affaiblis et divisés, dans une Arabie en fin de cycle, vautré dans un confort trompeur, sujette au faste, faisant bombance, assoupie et attendant d’être délogée par les nouvelles puissances coloniales.
Très vite, ce qui faisait la grande civilisation arabe a cédé place à des principautés, à des émirats, à des cités-Etats fragiles, corrompus, oisifs, faibles et en perdition face à un nouvel ordre mondial qui a pris forme après la révolution industrielle en Occident. Laquelle a permis la conquête du monde par de nouvelles puissances, attirées par le profit, les intérêts commerciaux et l’hégémonie politique et militaire sur un monde endormi.
«Un peuple vaincu et soumis dépérit rapidement. Lorsqu’un peuple s’est laissé dépouiller de son indépendance, il passe dans un état d’abattement qui le rend le serviteur du vainqueur, l’instrument de ses volontés, l’esclave qu’il doit nourrir. Alors, il perd graduellement l’espoir d’une meilleure fortune. Or la propagation de l’espèce et l’accroissement de la population dépendent de la force et de l’activité que l’espérance communique à toutes les facultés du corps. Quand les âmes s’engourdissent dans l’asservissement, et perdent l’espérance et jusqu’aux motifs d’espérer, l’esprit national s’éteint sous la domination de l’étranger, la civilisation recule, l’activité qui porte aux travaux lucratifs cesse tout à fait, le peuple, brisé par l’oppression, n’a plus la force de se défendre et devient l’esclave de chaque conquérant, la proie de chaque ambitieux. Voilà le sort qu’il doit subir, soit qu’il ait fondé un empire et atteint ainsi au terme de son progrès, soit qu’il n’ait rien accompli encore.
L’état de servitude amène, si je ne me trompe, un autre résultat : l’homme est maître de sa personne, grâce au pouvoir que Dieu lui a délégué; s’il se laisse enlever son autorité et détourner du but élevé qui lui est posé, il s’abandonne tellement à l’insouciance et à la paresse, qu’il ne recherche pas même les moyens de satisfaire aux exigences de la faim et de la soif. C’est là un fait dont les exemples ne manquent dans aucune classe de l’espèce humaine. Un changement semblable a lieu, dit-on, chez les animaux carnassiers : ils ne s’accouplent point en captivité. Le peuple asservi continue ainsi à perdre son énergie et à dépérir jusqu’à ce qu’il disparaisse du monde», conclut Ibn Khaldoun dans «Les prolégomènes».
Cet asservissement a pris plusieurs aspects et formes, avec toujours cette haine viscérale à l’encontre de tout ce qui vient de cette Arabie, qui constitue toujours une menace pour l’Occident, et qu’il faut, coûte que coûte, tenir dans l’ignorance, sous la coupe des Occidentaux, pour ne jamais relever la tête ni vouloir s’affirmer comme une Arabie renaissante, voire conquérante. Il faut l’affubler de nouveaux maux : obscurantisme, islamisme, radicalisme, terrorisme pour en faire l’épouvantail à combattre. Car, quelle que puisse être la volonté des Arabes d’aujourd’hui d’afficher un nouveau visage aux yeux du monde, avec une volonté certaine de s’inscrire dans une modernité aux multiples ramifications, avec tout ce qui est déployé pour s’éveiller, pour faire sa place au sein de la communauté des nations, le discours en Occident est toujours le même : «les Arabes nous en veulent, ils nous haïssent, ils veulent nous exterminer».
Et ce mensonge passe à l’école, dans les rues occidentales, dans les médias, avec un matraquage continu, avec une récurrence à flux tendu pour convaincre les uns et les autres. A telle enseigne que, partout en Occident, très rares sont les personnes capables, aujourd’hui, de faire la part des choses, et de ne pas juger les Arabes à travers leurs cultures ni leur religion, cet islam décrié, stigmatisé, présenté comme une terrible apologie de la terreur et de la mort. Ce qui est absolument faux.
Mais il faut se résoudre à cette terrible vérité, telle qu’annoncée par Ibn Khaldoun : «Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et l’Espagne, et que le dépérissement des connaissances scientifiques eut suivi celui de la civilisation… ».
C’est là, la pierre angulaire de toute culture qui veut vivre et durer à travers les âges : porter haut les sciences et le savoir et célébrer les savants, dans tous les domaines de leurs compétences.
C’est ce que nous pouvons reprocher aujourd’hui à ce Monde arabe, qui pense que civilisation et modernité riment avec béton et ferraille au cœur des déserts. Sans hommes et femmes de science, sans chercheurs, sans penseurs, sans philosophes, sans auteurs, sans artistes dignes de ce nom (et non ces amuseurs publics), sans connaissance, sans nourritures spirituelles, aucune embellie ne viendra changer le ciel lourd et alourdi de cette Arabie malheureuse, qui a confondu les néons des mégapoles verticales avec le rayonnement des cultures et la primauté de la civilisation dans ce qu’elle a de noble, de puissant, de profond et surtout d’universel. «Quelquefois, quand l’empire est dans la dernière période de son existence, il déploie (tout à coup) assez de force pour faire croire que sa décadence s’est arrêtée; mais ce n’est que la dernière lueur d’une mèche qui va s’éteindre. Quand une lampe est sur le point de s’éteindre, elle jette subitement un éclat de lumière qui fait supposer qu’elle se rallume, tandis que c’est le contraire qui arrive. Faites attention à ces observations et vous reconnaîtrez par quelle voie secrète la sagesse divine conduit toutes les choses qui existent vers la fin qu’elle leur a prédestinée; et le terme de chaque chose est écrit», lit-on dans le Coran, sourate XIII, verset 38.
Un passage lourd de signification, qui résume à la fois ce qui se joue aussi bien en Arabie qu’en Occident, qui va vers son effondrement, avec constamment des ajournements qui font illusion. «La décadence des empires, étant une chose naturelle, se produit de la même manière que tout autre accident, comme, par exemple, la décrépitude qui affecte la constitution des êtres vivants. La décrépitude est une de ces maladies chroniques qu’il est impossible de guérir ou de faire disparaître; car elle est une chose naturelle, et de telles choses ne subissent pas de changement», affirme Ibn Khaldoun.