«Plus on a médité, plus on est en droit d’affirmer qu’on ne sait rien», disait Voltaire.
Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste
Plus on a été frotté aux grands esprits qui ont façonné le cours de l’humanité, plus on a lu, plus on a voyagé en allant se perdre sous d’autres cieux, plus on a cherché, plus on a essayé de tenir rigoureusement face à la vacuité du monde qui nous entoure, plus on a résisté aux sirènes de la petitesse qui nous tire vers le caniveau, plus on se rend compte que dans cette existence, nous devons beaucoup perdre pour savoir que le chemin vers soi est long et interminable, et que, quoi que l’on fasse, quoi qu’on s’accroche, on n’y arrive pas toujours, mais on aura essayé jusqu’au bout en suivant cette ligne directrice qui prend racine dans le cœur et se ramifie dans les tripes pour ne jamais abdiquer ni s’arrêter en cours de route.
Quelqu’un a dit un jour que «Lire de grands livres c’est comme avoir une bonne conversation avec les esprits les plus fins des siècles passés». Cela nous apprend le courage de plonger dans les univers les plus dangereux, avec les esprits les plus aiguisés, quitte à y perdre beaucoup de plumes. Mais, tôt ou tard, on finit par s’aguerrir, par devenir plus résistant, par renforcer notre immunité contre la bêtise ambiante, à tous les étages des sociétés où l’on évolue, aujourd’hui comme hier, car il est erroné de penser que la décadence dans laquelle nous pataugeons tous actuellement est le fruit de notre époque, la bêtise a toujours été le corollaire des sociétés humaines, la bassesse, les instincts vils et serviles, l’inclination à tout ce qui abrutit, à tout ce qui annihile l’esprit de jugement et d’analyse, qui, lui, préside à notre indépendance de pensée et à notre faculté de ne pas frayer avec tous les contempteurs adorateurs de tout ce qui abaisse l’homme au lieu de l’élever, de tout ce qui l’assujettit au diktat d’une communauté versée dans sa misère cognitive et livrée aux contingences de ce qui la réduit à un simple conglomérat de comparses dans une pièce de théâtre où ils ne peuvent jouer aucun rôle, sauf celui d’être les porte-drapeaux de la médiocrité et des instincts grégaires et vils du peuple. Face à cela, il ne faut jamais perdre de vue que ce qui rend les hommes sociables est leur incapacité à supporter la solitude et donc, eux-mêmes. Face à cette horde de groupes constitués en corporations, il faut être en dehors de l’essaim, loin du conglomérat. Personne ne peut savoir ce qui se passe dans notre cœur ni dans notre esprit. Jamais, il ne faut approfondir les choses de la vie, surtout les nôtres, avec personne. Il faut toujours savoir garder une certaine distance entre qui l’on est et les autres. Comme si l’on avait une autre mission ici-bas. Comme si l’on vivait sur une autre terre, avec un combat qui ne concerne aucunement les autres et dont ils ignorent tout. «En cent lieux contre lui les cabales s’amassent; ses rivaux obscurcis autour de lui croassent; et son trop de lumière importunant les yeux, de ses propres amis lui fait des envieux, disait ce grand connaisseur de la nature mesquine des humains», écrivait ce fin connaisseur des âmes humaines, Nicolas Boileau.
Face à la société, avec ses travers, ses pièges cruels, ses obstacles et son adversité insidieuse, sa peur et sa haine des esprits libres, il faut se comporter comme face à une œuvre d’art qui n’apporte pas de réponses, mais qui doit constamment questionner. Son sens profond réside dans la tension entre des réponses contradictoires. C’est cela la société humaine : une série de questionnements, avec leur cohorte de réponses souvent toutes faites, mais qui sont aussi autant de rets qu’il faut savoir identifier pour les éviter : «L'homme qui a suffisamment de richesse intérieure préfère rester hors de la société, pour n'avoir rien à donner et rien à supporter», nous rappelle Arthur Schopenhauer. Devant une situation aussi inextricable que d’être en désaccord avec les idées qui ont droit de cité, que de porter une autre vision du monde et de ses innombrables finalités, que de ne pas céder au marasme devenu la norme, que de sortir des rangs serrés guidés à l’abattoir des jours, que de ne jamais adhérer à aucun groupe, aucune faction, aucune clique, aucune ligue, que de tenir debout face aux vents délétères qui soufflent sur les têtes embuées des gens, nous revient ce personnage du «Labyrinthe de l’archange», qui dit ceci : «Cette maturation qui me caractérise aujourd’hui n’est pas un vêtement que les jours m’ont donné en cadeau. Je l’ai tissé par les peines, dans l’adversité, face à l’horreur des jours, face au vide humain, face à la vacuité des cœurs qui peuplent ce monde. Ce calme qui se lit sur mes traits est né de tous mes échecs, mes dérives, mes ratages, mes errances. Si aujourd’hui, je me tiens debout et ferme face aux intempéries, c’est que je suis souvent tombé et j’ai toujours tout fait pour me relever. J’ai marché sur des précipices, j’ai vu les abysses et j’ai touché au gouffre. C’est pour cette raison que j’arrive à marcher sur le fil du rasoir». Cela requiert une certaine dextérité, règle essentielle, quand on veut traverser la foule sans se faire happer par elle ni tomber dans ses écueils. Cela nécessite une grande agilité pour négocier des virages tortueux sur le long chemin de la vie. Cela oblige son homme à ne jamais suivre les chemins tracés par tous et d’inventer le sien propre au fur et à mesure qu’il avance découvrant le monde tel que son esprit le dessine sur la voie du temps. Et surtout en gardant à l’esprit que les humains ne portent pas que de l’amour dans leur cœur : «Ceux qui ne voient que l’amour dans le monde sont aussi sots que ceux qui ne le voient pas du tout», disait Jean Giraudoux. Ceux qui sont nos semblables, du moins en apparence, sont aussi animés de mauvaises intentions, d’envie, de jalousie, de médisance, de maladive curiosité, de haine larvée et de désir impérieux de faire mal aux autres, pour de nombreuses raisons dont chacun justifie ses inclinations les plus sordides.
«Dès l'aurore, dis-toi d'avance : je vais rencontrer un indiscret, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste», avait coutume de répéter à ses proches, le sage Marc Aurèle. D’où le malheur de tant de gens autour de nous. Certains ont d’apparence, tout pour couler des jours paisibles, pourtant, ils mènent des vies de souffrance et de ressentiment. D’autres n’ont aucune capacité de jouir de cette chance d’être en vie, ici et maintenant, alors ils font de leurs existences un enfer et partant celles des autres qui les entourent. Quand d’autres sont tout bonnement indignes de la vie parce qu’ils en font une arène pour faire du mal, pour infliger des torts à tous, pour obscurcir les jours et rendre noire l’existence. Arthur Schopenhauer avait le mot juste pour décrire l’étendue du mal humain, un mal qui fait partie intégrante de sa nature, dans ce qu’elle a de plus terrible : «En cruauté impitoyable, l'homme ne le cède à aucun tigre, à aucune hyène. L'État n'est que la muselière dont le but est de rendre inoffensive la bête carnassière, l'homme, et de faire en sorte qu'il ait l'aspect d'un herbivore». Lâché, livré à ses instincts primaux, l’homme est capable du pire et de l’inimaginable. Il ne faut pas s’y tromper, l’horreur des humains est sans limites. En cela, la pire des bêtes sanguinaires est un enfant cœur face à la panoplie du mal conçu et livré par les hommes, les uns contre les autres. «La raison pour laquelle tant de gens trouvent qu’il est difficile d’être heureux c’est qu’ils imaginent toujours le passé meilleur qu’il ne l’était, le présent pire qu’il n’est vraiment et le futur plus compliqué qu’il ne le sera», disait Marcel Pagnol. Alors que l’un comme l’autre, hier, aujourd’hui et demain dépendent de nous, et uniquement de nous. Y voir une quelconque main étrangère est une simple et lâche volonté de se défausser sur le sort. Comme l’avait un jour dit ce cher Léonard De Vinci, à partir d’un certain âge, tout homme est responsable de sa gueule, comme il est responsable de ses actes, de ses choix et de leurs conséquences qu’il doit assumer, avec honneur.
C’est cela un homme : accepter ses failles, les reconnaître, tenter d’en combler les abysses s’il y arrive, mais surtout, il ne doit jamais accabler qui que ce soit de ce qui lui arrive. Un homme assume. Un homme va de l’avant. Un homme, même quand il tombe, doit se tenir debout. Et s’il crève, il crève en homme digne. Et surtout ne jamais faire grand cas de ce que les autres peuvent bien penser : «Attribuer une haute valeur à l'opinion des hommes, c'est leur faire trop d'honneur», assène l’auteur de «Le monde comme volonté et comme représentation».