Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Vous êtes impliquée depuis plusieurs années dans la prise en charge des maladies rénales. Quels constats en faites-vous et quelle est la situation actuelle au Maroc ?
Pr Amal Bourquia : L’état actuel montre des chiffres de plus en plus alarmants. Un adulte sur dix souffre d'insuffisance rénale chronique (IRC) et la MRC devrait devenir la cinquième cause la plus courante d'années de vies perdues dans le monde d'ici 2040. C’est un problème mondial de santé publique, entraînant des décès prématurés. On considère que la MRC toucherait plus de 3 millions de Marocains, dont beaucoup arrivent chaque année au stade terminal. L’absence d’un registre national de l’IRCT (insuffisance rénale chronique terminale) rend difficile l’estimation des variables. Cependant, selon les quelques données disponibles, l’Incidence de l’IRC serait de 4.200 malades/an, dont 40% de diabétiques (nombre de cas apparus pendant une année au sein d'une population), et sa prévalence de 3.400 malades/an (proportion de personnes malades à un moment donné). Par ailleurs, il faut savoir que le Maroc dispose de 380 centres de dialyse. Le secteur libéral compte plus de 220 néphrologues sur un total de 460. Le nombre total des patients dialysés est d’environ 32.000. L’âge moyen de nos patients reste jeune, aux alentours de 50 ans, le diabète représentant la cause principale qui amène les malades à la dialyse. La greffe, quant à elle, reste à un stade embryonnaire, loin des aspirations et attentes des patients et du corps médical, avec moins de 600 greffes en 34 ans !
F.N.H. : Vu la situation actuelle, quelle importance revêt cette Journée mondiale du don d’organes et de la greffe ?
Pr A. B. : Cette journée vise à encourager les gens à faire don de leurs organes sains après la mort afin de sauver plus de vies. Le don d'organes comme les reins, le cœur, le pancréas, les poumons, etc. peut aider à sauver la vie de ceux qui souffrent de maladies chroniques. De nombreuses personnes perdent la vie à cause de l'indisponibilité d'organes sains. Considérant que la transplantation de reins est meilleure que le maintien en vie en dialyse chronique et qu’elle est obligatoire pour les enfants, REINS, Association de lutte contre les maladies rénales et de promotion du don et de la transplantation d’organes, a lancé cette année une campagne de sensibilisation au don et à la transplantation d’organes. Elle ambitionne de toucher aussi bien le gouvernement, les responsables sociaux, politiques et éducatifs. Tenant compte du contexte de la pandémie Covid-19, «REINS» a axé essentiellement sa campagne sur des actions de communication sur le net et le digital, pour être proche du citoyen et l’aider à faire son choix en ayant toutes les informations nécessaires.
F.N.H. : Vous venez de sortir un ouvrage intitulé «Don et transplantation d’organes, quel espoir ?», pour mettre en lumière la situation délicate du don et de la greffe dans le Royaume. Peut-on dire que l’écriture est une échappatoire pour vous en vue de continuer continuer le combat ?
Pr A. B. : Absolument. Un combat lourd et très long. Après avoir écrit plusieurs ouvrages, il m’est apparu nécessaire de rappeler encore une fois l’urgence d’actions dans ce domaine et essayer de faire passer nos suggestions et propositions à l’ensemble des personnes impliquées. Dans ce nouvel ouvrage, je fais le point sur la situation du don et de la transplantation d’organes au Maroc et traite de la transplantation dans tous ses aspects, humains, législatifs, religieux, sociaux et économiques. Toutes les enquêtes de perception de la population marocaine que j’ai menées, montrent une opinion favorable mais des connaissances très insuffisantes dans tous les domaines qui concernent le sujet. J’analyse, dans cet ouvrage, les éléments qui peuvent influencer l’acceptation ou le refus du don tels que les croyances, les convictions et la perception de la mort et les valeurs éthiques qui doivent guider cette thérapeutique. C’est aussi un moyen pour moi de mettre l’accent sur le besoin urgent de développer la transplantation d’organes, en général, et rénale, en particulier, en privilégiant le donneur vivant ainsi que les différents moyens à développer pour l’essor de ce moyen thérapeutique. Un autre cri qui, peut-être, me permettra de continuer quand tout me parait insurmontable et sans issue, ayant épuisé toutes les ressources de communication. C’est un livre pratique et didactique qui traite de la réalité et des perspectives et met l’accent sur les espoirs à court, moyen et long termes.
F.N.H. : La transplantation rénale est un traitement de choix. Comment peut-on expliquer cette grande réticence du Marocain envers la greffe ?
Pr A. B. : La transplantation d’organes non seulement sauve et prolonge la vie, mais elle améliore aussi la qualité de cette dernière. L’essor de la transplantation d’organes a soulevé de nombreuses questions éthiques, la faisant apparaître complexe et ambivalente dans son fondement philosophique, social, juridique, et dans sa pratique médicale. À l’instar de ce qui se passait dans le monde, la prise en charge de l’insuffisance rénale chronique ne pouvait rester limitée à l’hémodialyse périodique. Le développement de la transplantation rénale s’est donc imposé comme une solution complémentaire évidente. C’est ainsi que l’histoire de la greffe d’organes au Maroc se confond avec celle de la transplantation rénale, en particulier à partir de donneurs vivants. La transplantation d’organes s’entoure d’un ensemble de représentations culturelles autour de la perception du corps, du don et de la mort. Aussi, il est nécessaire que les citoyens ne soient pas exclus des débats, ils ne doivent pas être confisqués par les experts. Nous sommes tous concernés, personne n’est à l’abri ! Un débat national est nécessaire.
Il doit s’adresser non seulement à la population marocaine pour la sensibiliser à ce geste citoyen, humain et généreux, mais aussi aux décideurs politiques et au ministère de tutelle. Il y a un manque important d’informations sur la positon de l’Islam, les dispositions de la loi, la notion de la mort encéphalique… «REINS» travaille seule sur le sujet depuis de longues années et a déjà organisé de nombreuses campagnes de sensibilisation en utilisant tous les moyens de communication pour informer les citoyens sur ce moyen thérapeutique et les aider à réfléchir à ce geste de solidarité, mais tous ses efforts restent insuffisants. Par ailleurs, de nombreux autres problèmes limitent l’accès à la transplantation, dont l’insuffisance de fonds alloués. Une réflexion nationale, avec l’implication de tous les acteurs, s’avère nécessaire pour optimiser les dépenses, travailler pour changer la loi, développer le registre national du don d'organes et faciliter les modalités d’inscription. Et ce, tout en se rapprochant des professionnels de santé afin de les aider à accompagner les familles dans leur choix. Il faut tracer une stratégie pour le futur où l’on verrait la transplantation rénale comme une alternative indispensable.
F.N.H. : Les maladies rénales chroniques, dites silencieuses, se sont aggravées durant cette période de la Covid-19. Quel impact la pandémie a-t-elle eu sur les patients atteints d’insuffisance rénale chronique ?
Pr A. B. : Les patients les plus vulnérables face à ce virus sont ceux qui souffrent d’insuffisance rénale chronique terminale sous dialyse (4 fois plus de risque d’hospitalisation et 5 fois plus de risque de décès) et les transplantés du rein (5 fois plus de risque d’hospitalisation et 7 fois plus de risque de décès). Il faut rappeler que le coût très élevé d’un traitement par dialyse nous impose de travailler pour la prévention et éviter au maximum les pneumopathies Covid-19, qui pourraient faire augmenter les coûts des prises en charge qui sont déjà considérés comme trop importants. La meilleure façon de maximiser la sécurité des patients dialysés est de limiter les expositions au risque et d’initier des campagnes dans les centres de dialyse pour augmenter le taux de vaccination des patients et du personnel.