Le projet de loi sur le droit de grève, récemment adopté, suscite des débats sur son impact sur le dialogue social et les droits des travailleurs au Maroc. Les amendements apportés soulèvent des questions sur l’équilibre entre la protection des intérêts des employeurs et l’exercice des droits constitutionnels des salariés. Entretien avec Me Omar Mahmoud Bendjelloun, docteur en droit international du développement et avocat international.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Quels sont les principaux amendements apportés au projet de loi sur le droit de grève, et en quoi répondent-ils aux enjeux actuels du dialogue social ?
Me Omar Mahmoud Bendjelloun : Il s’agit de plusieurs aspects qui transforment l’esprit du droit constitutionnel de grève. Bien que certains points se déclarent en faveur des travailleurs et salariés, ces dispositions légales tendent à restreindre ce droit, au détriment du travail et de la paix sociale, et au profit de l’employeur ou de l’autorité publique. Les mécanismes de protection du salarié contre la réaction vengeresse de l’employeur ou l’étendue du droit de grève aux travailleurs indépendants sont intéressants. Cependant, la réduction des sources appelant à la grève, la bureaucratie y afférente, les délais de préavis limitent l’exercice de ce droit. L’apolitisation du droit de grève, l’ingérence de la justice dans la substitution des salariés, le manque de précision conceptuelle sur les services vitaux ou les mécanismes de négociation…, soulèvent également des questions. Ces aspects font défaut d’un point de vue de conformité constitutionnelle et de démocratie légistique.
F. N. H. : Malgré son adoption à la majorité, ce texte suscite encore des débats. Quelles sont les principales critiques formulées et comment y répondre ?
Me O.M.B. : Une majorité, c'est d'abord le nombre des représentants présents et le quorum représentatif au sein d'une institution. Il est dommageable de constater que la séance plénière a été désertée par les «représentants de la nation» et qu’à la fin, seulement un peu plus de 80 voix ont adopté une loi organique aussi fondamentale pour la vie politique, économique et sociale de notre pays. Il y a là une crise de confiance entre la société et les institutions politiques de notre pays en terme de représentativité. C'est en soi une critique préliminaire à cette loi organique, à savoir sa légitimité. Ce texte comporte aussi des mesures bureaucratiques, restrictives et répressives en matière du droit de grève qui est un droit constitutionnel, consistant à vider son potentiel d'influence sur les décisions économiques et politiques en rendant la grève inerte par des blocages administratifs et ses pratiquants menacés dans leur liberté. Aussi, l'interdiction de certaines formes de grève comme celles relatives à la solidarité notamment politique, ou encore l'occupation du lieu de travail, ainsi que la restriction des sources appelant à la grève ou l'interdiction de catégories de travailleurs à employer le mécanisme de la grève pour défendre leurs statuts et intérêts. Il est inconcevable que le degré de pénibilité du travail des policiers, des procureurs et des magistrats les empêche d’exercer leur droit légitime au syndicalisme, à l’instar des pays de l’Union européenne.
F. N. H. : Comment ce projet de loi redéfinit-il l’équilibre entre l’exercice du droit de grève et la continuité des activités économiques, tout en protégeant les intérêts des employeurs ?
Me O.M.B. : L'intérêt de l'employeur est toujours assuré par la détention de l'outil de production, du capital, du bénéfice et même de la production intellectuelle s'il y en a. La classe salariale ne prétend pas à renverser ces formes de propriété, mais d'améliorer ou de protéger son niveau de vie qui s'inscrit dans la dignité et la justice. C’est d'ailleurs une condition économique pour la croissance et le développement. Ainsi, l'équilibre se fait entre la création de la richesse et la rémunération du travail et sa protection, non entre le droit constitutionnel de la grève et le fonctionnement du mécanisme de production qu'est l'entreprise ou le service public.
F. N. H. : Quelles nouvelles obligations incombent aux salariés en grève, notamment en termes de préavis ou de service minimum, et quelles en seraient les conséquences en cas de non-respect ?
Me O.M.B. : C’est une volonté de ce gouvernement de se détourner des choix démocratiques du Maroc, à tel point que c’est la première fois qu’une loi organique ou ordinaire ne contient pas de préambule qui trace l’esprit, la philosophie et la perspective d’un texte législatif. Le recours au droit pénal est inconcevable en 2025, si l’on considère sa dimension répressive et sa contradiction avec les conventions internationales relatives au travail, sauf en cas de violence matérielle manifeste, ou encore le droit des autorités publiques à mobiliser de la main-d'œuvre (pénitentiaire en l’occurrence) sous prétexte d'assurer un minimum vital de fonctionnement du service public contre tout référentiel international ou constitutionnel en la matière. Le droit à la vie, en cas d’urgence vitale, représente des situations spécifiques à traiter en coordination entre les centrales syndicales et le service public, si elles se présentent. Mais cela ne peut conditionner toute la réflexion sur une réforme politique aussi cruciale pour le choix démocratique d'une nation. Les délais de préavis sont également abusifs, notamment si l’on compare la pratique dans les pays européens, qui prévoient un cahier revendicatif à déposer chez l’employeur le jour même de la grève.
F. N. H. : Quels mécanismes sont prévus pour encadrer le dialogue social et prévenir les abus, aussi bien du côté des travailleurs que des employeurs ?
Me O.M.B. : Nous ne sommes pas dans un système allemand ou japonais où les salariés sont représentés dans le Conseil d'administration afin d'imposer le travail dans les choix stratégiques et décisionnels de l'entreprise ou du service public. De ce fait, le droit de grève va en parallèle avec le dialogue social dans le cadre de commissions mixtes ou d’autres mécanismes tripartites entre les syndicats, le gouvernement et le capital. Il serait aussi d'un grand progrès de prévoir une autorité indépendante qui régule le dialogue social, notamment lorsque nous sommes en face d'un conflit d'intérêt entre gouvernement et capital. C'est une recommandation qui a été formulée d'une certaine manière par le Conseil national des droits humains.
F. N. H. : L’interdiction du paiement des jours de grève était déjà en vigueur, mais ce projet de loi vient renforcer son application. Quelle en est la justification juridique et quelles pourraient en être les conséquences pour les salariés ?
Me O.M.B. : Cette disposition est en soi un outil répressif mis entre les mains de l'employeur pour annihiler le potentiel de grève dans le salariat. Cette mesure devra être annulée tant que les mécanismes de négociation sont opérationnels et les objectifs de grève déclarés.