C’est face à cet effondrement de toutes les valeurs, c’est à ce moment précis de notre Histoire, que l’on doit réfléchir au sens du mot vérité par rapport à ce qui se joue devant nous et qui nous dépasse à tous les niveaux. Ici, la politique et son langage prennent le relais, par technologie suprême interposée. Oui, le discours politique, dans son ensemble, peu importe d’où il émane, «est destiné à donner aux mensonges l'accent de la vérité, à rendre le meurtre respectable et à donner l'apparence de la solidarité à un simple courant d'air.» Celui-ci, dans une brusque bourrasque, émiette des restes dont plus aucune économie n’en veut. On aura alors, tous, autant que nous sommes, avec nos différences effacées, compris que «Espérer, c’est démentir l’avenir».
Là, nous arrivons à l’intersection entre deux états d’être : maintenir l’espoir -encore faut-il avoir pleine conscience que l’espoir est toujours permis, mais dans une configuration de lutte permanente contre l’ordre établi-. Et accepter l’idée de l’avenir quand il ne dépend plus de nous ni de nos actes, mais d’un programme mis en action. Équation à deux inconnues. Espoir et avenir. Comment les conjuguer ?
Ralph Waldo Emerson avait écrit ces quelques mots qui nous donnent un début de réponse :«Être vous-même dans un monde qui essaie constamment de vous changer est le plus grand accomplissement.» Peut-être est-ce là le sens ultime de la liberté ? Peut-être.
À condition, également, que l’on exclut cette assertion qui voudrait que notre indigence réside dans le fait de vouloir imaginer, toujours, un futur où nous ne serons jamais. Ce qui pose la question de la liberté sans avenir. Est-ce compatible ? Est-ce envisageable ? Est-ce réalisable ? L’auteur de Zarathoustra dit que : «Le futur appartient à celui qui a la plus longue mémoire». Ce n’est donc qu’une question de capacité d’emmagasiner des données. Un disque dur avec une grande portée. Dualité antinomique : mémoire versus stockage. La première dépend de l’homme et implique le vécu, le libre arbitre, le risque, les ratages, les échecs, les réussites, l’inconnu. Le deuxième signifie un espace virtuel avec une énergie finie.
Où se situe l’homme aujourd’hui dans ce schéma ? Il est perdu s’il n’a pas retenu ceci : «Souviens-toi d’oublier» (Friedrich Nietzsche). N’oublie que celui qui se rappelle. Un humain formaté a-t-il encore cette fonctionnalité de rappel ? C’est le programmateur qui décide de ce qu’il doit mettre dans son logiciel. Il arrange. Il ajuste. Il façonne une mémoire figée. L’homme ou son semblant est une matière malléable sur laquelle travaille un ingénieur. L’homme d’aujourd’hui ne réagit plus. Il n’a plus d’autonomie. Il s’est impliqué sans limite dans la programmation annoncée de sa fin. Il y participe avec toute l’énergie autonome qui lui reste. Il s’arrange. Il s’ajuste. Il s’adapte à sa fin.
Est-ce là le dernier acte d’une humanité qui a abdiqué ? Est-ce le sursaut final, érigé en symbole mourant d’une liberté épuisée ? N’y pouvant plus rien, on choisit d’en finir. C’est là aussi une action libre puisque voulue, décidée et appliquée. Ou alors, il faut y lire une chute logique d’un être vivant qui a perdu la main. Tout est décidé à sa place : ses choix, ses projets, son travail, ses vacances, sa vie avec tout ce qu’elle implique comme prises de décisions. En série, on a pu fabriquer des humains qui pensent tous la même chose. Ils rêvent tous de la même vie. Et perdent leur vie en pensant la gagner. Pourtant, la règle est simple : quand on parle de liberté, c’est que nous manquons de puissance. Une fois celle-ci acquise, la liberté n’existe plus. C’est la suprématie qui devient le but ultime.
Dans ce jeu de dupes, ceux qui ont la suprématie n’ont plus aucun sentiment de liberté, pas plus que ceux qui ont abdiqué. La formule élévatrice du philosophe du Gai Savoir tombe à l’eau : «Tu dois devenir l'homme que tu es. Fais ce que toi seul peux faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même.». Piètre maître doublé de sculpteur sans talent aucun. Il a réussi, au bout de plusieurs millénaires, à donner corps à un automate qu’on peut remonter à sa guise, recharger jusqu’à une certaine limite pour qu’il s’exécute. Toute cette «évolution» débouche sur un travailleur remplaçable. La machine lui donne déjà des coups de pied et le pousse à la sortie, par voie de garage, vers l’abattoir.
L’Homme est déjà fini. Ce qui se meut devant nous aujourd’hui, est le fruit d’une hybridation naturelle. Cela commence par la sédentarité, dans tous ses aspects, puis par l’invention du travail avant de créer l’idée du patron. Le dirigeant, celui qui t’offre la possibilité de trimer pour te donner à manger. Celui qui fixe un salaire à ton énergie et te rétribue en conséquence pour que tu puisses avoir assez de force, encore et encore, pour revenir le lendemain reprendre le même cycle, jusqu’à ta retraite ou ta mort.
Sisyphe comprenant le jeu du pouvoir et de la suprématie des dieux, finit par s’amuser avec la pierre qui dévale la pente. Est-ce réellement ironique ? Est-ce qu’il a vraiment réussi à gripper la machinerie des maîtres en passant son temps à jouer ? Au fond, aucune métaphore ne tient ici lieu de vérité : de condamné, il est devenu esclave de ce qu’il a cru convertir en jeu ludique. Le «Imaginez un Sisyphe heureux» d’Albert Camus a également fait son temps. Le périple humain peut se lire dans ce sens : l’étranger vit la peste, tente la révolte et finit dans la chute. Toute l’Histoire de l’humanité est résumée ici, en quatre volumes.
Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste