Docteur Imane Kendili, psychiatre et spécialiste des addictions, revient sur la décision de l’ONU de retirer le cannabis de la liste des drogues. Elle affirme que le cannabis est une drogue dangereuse pour la santé et que sa dépénalisation au Maroc serait une grave erreur vu le contexte socioculturel, qui banalise tous les usages de drogues. Entretien.
Finances News Hebdo : Comment réagissez-vous à la décision de retirer le cannabis de la liste des drogues par les Nations unies ?
Dr Imane Kendili : Avec stupéfaction. Retirer le cannabis est, selon moi en tant que psychiatre et addictologue, irresponsable surtout si l’on n'a pas la capacité de suivre, doser, jauger et vérifier les teneurs en THC. Soit le cannabis sous ses différentes formes circulant pour une consommation en tant que drogue. L'appellation drogue douce était déjà non appropriée, et si à présent le cannabis n'est plus une drogue, nous n'avons qu'à bien nous tenir. La recrudescence des addictions et des troubles du comportement est fort attendue et n'oublions pas le lien établi entre le cannabis et les troubles psychiatriques. Donc la nouvelle selon moi est désolante.
F.N.H : Cette décision a de l'impact et les patients ou potentiels patients se voient déjà prescrire sur ordonnance le cannabis.
I.K : Les questions fusent entre CBD et THC et ce n'est que le début. L'impact à l'international verra le cannabis circuler sans souci puisqu’il est autorisé. L'impact est économique mais aussi social. Dans certains Etats des USA, le cannabis est ingéré dans des gâteaux et des bonbons au cannabis sont disponibles. Le burger également. Ainsi, il pourrait être consommé de 16 à 77 ans. C'est railleur mais loin de faire rire les professionnels de santé mentale.
Après, on doit définir le cannabis car le chanvre est utilisé dans l'industrie automobile et autres. Le fameux CBD est prescrit à bon escient pour la douleur ou en traitement palliatif des cancers en dernier stade. Mais précisons que ces formes-là ne sont pas le cannabis fumé sous forme d'herbe (marijuana, beuh) ou de résine (haschich), ni même le space cake, dénommé chez nous maâjoune, une friandise à base de semoule, ou ghriba sous forme de gâteau traditionnel rond.
A l'échelle nationale, à moins d'une législation qui incite à contrôler les taux de THC et un système réel de surveillance, l'issue sera grave. Pour moi, elle le sera de toute manière. Il suffit de voir le nombre de bouffées délirantes post-cannabis ou l'entrée en maladie mentale grave où le cannabis jouerait un rôle, selon les publications scientifiques.
Ceci sans compter l'impact sur la mémoire, la cognition, le syndrome amotivationnel....
F.N.H : Oui. Cela permettrait de gagner en organisation et en maturité avant de se retrouver dépassés.
I.K : Mais cette réglementation devrait rester à des fins industrielles. La consommation anarchique crée déjà un problème et serait difficile à gérer à mon sens. Une sensibilisation aux effets des drogues et un travail de réduction des risques avec un réel support médiatique devrait avoir lieu. Insuffler la maturité en premier lieu. Démocratiser une drogue sur une immaturité socio-sanitaire est difficile pour ne pas dire impossible. Je précise que démocratiser tout stupéfiant est irresponsable. Mais une régulation à des fins industrielles est bien entendu logique, avec un système rodé. Plus tard, on parviendrait peut-être à des consommations à des fins médicales jaugées et strictement surveillées mais ceci est une autre histoire. Car ce serait très difficile à entreprendre entre utopie et réalité de terrain.
F.N.H : Il y a aussi la banalisation culturelle de la consommation du cannabis.
I.K : Le cannabis est déjà bien consommé au Maroc et banalisé. Cette banalisation est en effet culturelle. Les professionnels de santé mentale ont beau crier gare, c'est la triste réalité.
La consommation de cannabis a des répercussions sur le cerveau des jeunes et moins jeunes. On doit étudier tous les champs des possibles, soit l’âge qui au Canada, par exemple, est à 25 ans et pas avant. En précisant que la genèse des maladies mentales graves comme la schizophrénie ou le trouble bipolaire se fait entre 16 et 25 ans statistiquement, selon les études.
D’un autre côté, je ne pense pas que la répression augmente la dépendance. Les addictions sont également tributaires de la phénoménologie sociale mondiale. Les addictions en nette augmentation sont aussi bien avec substances que sans. Soit comportementales.
Le substrat est bio-psycho-social. Mais les conséquences comportementales, impulsivité, violence, troubles du comportement, impacts organiques et psychologiques...sont les mêmes. Un bémol toutefois pour le cannabis : un lien scientifique est établi entre cannabis et amorce de maladie mentale. C'est comme les messages sur les machines à sous : «n'oubliez pas de vous arrêter et manger» «Le jeu est addictif». Le cerveau se sent protégé et le comportement compulsif de consommation augmente puisque je suis protégé. Autoriser et gérer pour nos ados ne permettra pas de contrôler. Je suis sceptique et réellement apeurée.
F.N.H : D’autres pays ont entamé ce processus avec succès.
I.K : En effet, si on pense à notre voisin, en octobre 2019, l’Assemblée nationale française a adopté un amendement relatif à une expérimentation du cannabis à usage médical pour 2 ans, avec 3.000 volontaires. Mais le volontaire est catégorisé. Soit des patients subissant les effets secondaires de chimiothérapie, des douleurs neuropathiques ou encore l’épilepsie résistante. Les personnes cancéreuses en soins palliatifs également. Et nous parlons de CBD, qui lui, engendre un effet myorelaxant puissant et pas du THC qui a un effet psychotrope et hallucinogène.
La plante est modifiée pour une teneur en THC plus importante et donc des effets plus importants. La teneur en THC est 15 à 30 fois plus importante que dans les années 80. Sans oublier les apprentis chimistes qui mélangent toutes sortes de produits dans la résine ...Réguler la production de la plante puis ses dérivés n'est pas une mince affaire; ensuite penser à réguler sa consommation. Ne mettons pas la charrue avant les boeufs. Il faut aussi augmenter les structures d'accueil en addictologie et les centres de proximité de santé mentale ainsi qu'hospitaliers.