Par Dr Imane Kendili, psychiatre-addictologue.
Les scènes sont tristes. Même horribles. Un gamin de six ans qui trime plus de 14 heures par jour, déambule de voiture en voiture, le cou enfoncé dans une nuque courbée d’amertume, la main tendue. Une autre caresse sa natte en fixant avec de gros yeux mouillés les passants devant une mosquée, un regard qui culpabilise l’autre de respirer, vous tient en haleine et vous rappelle que ce n'est pas vous le problème, vous le passant mais la présence d’une enfant de 8 ans devant la mosquée de 11h à 21h chaque jour que Dieu fait.
C’est d’un autre âge, pourrait-on croire ? Faux. C’est actuel. Cela se passe aujourd’hui. Partout. Il suffit d’aller dans un four public, chez un mécanicien, dans un café, dans une station d’autocars, chez un épicier, pour rencontrer des mômes qui travaillent. Ils sont tellement fragiles, tellement d’enfants qu’on a du mal à croire qu’ils ont déjà une lourde responsabilité sur les épaules. Gagner sa vie, fournir de l’argent chaque fin de semaine pour donner un pécule à sa maman ou son père qui a accepté de l’envoyer au charbon, malgré son très jeune âge.
Évidemment, quand on parle à l’employeur du gamin qu’il ne doit pas faire travailler et exploiter de la sorte, il sort de ses gonds. Moi, je lui donne de quoi manger. Et toi, qu’est-ce que tu lui donnes ? Mais c’est un môme, je lui rétorque. Comme ça, il apprend à être un homme ? La phrase qui tue. Celle qui est sensée tout régler et me clouer le bec. Le pire c’est la même phrase que sortira le géniteur assis sur la terrasse de son café toute la sainte journée, une cigarette au bec. Mais vous êtes un esclavagiste, monsieur, un criminel aux yeux de toutes les lois du monde. Va raconter cela ailleurs, moi je paie qui je veux et je fais travailler qui je veux, même un gamin. Une parentalité inversée.
Cet enfant est un gagné-pain. Il est responsable des fois dans ses couches de permettre l’apitoiement des passants et les entrées monétaires de ses parents. Le parent employeur est sans pitié, il lui appartient, il l’a mis au monde sans oublier que le discours de religiosité culturelle fait de l ‘enfant l’éternel redevable. Un discours sorti de son contexte certes, mais qui marche. Bien sûr, du moment que personne ne vient le bousculer et lui demander des comptes sur le travail d’un enfant de six ans, qui doit jouer avec d’autres copains de son âge et profiter de cette belle période de la vie que l’on nomme enfance, sans trop savoir que c‘est là l’unique richesse dont dispose un homme. Bien sûr que cet adulte ne comprend même pas qu’un enfant doit être épargné et protégé, et que le fait de le faire plier sous un cageot de pomme de terre, ou un pneu à réparer, est un traumatisme à vie.
Encore cette exploitation du cageot de pommes de terre est louable diraient certains parents, car eux au moins, ne prostituent pas leurs enfants. Car d’autres mères en manque de ressources aiment à voir pousser en belle plante une jeune fille de 14 ans et la voient déjà sur les podiums du Middle East en peau de chagrin émaciée et souriante permettant la belle vie à toute la famille et sa propulsion dans des quartiers de standing moyen et qui sait, avec un bon cheikh-mouton (surnom populaire d’un cheikh riche dans l’argot marocain) à la clé. Alors où sont tous les slogans à la marocaine sur la protection des enfants ? Il suffit de faire un tour dans la ville, quartier par quartier, pour voir à quel point on se fiche de l’enfance. Les politiciens peuvent entonner la chansonnette sur les droits des enfants, rien n’y fait.
Les ONG peuvent monter au créneau. C’est toujours pareil, des centaines de milliers de mômes sont livrés à la loi de l’argent. Le pire est que le Maroc est en phase de produire en série des adultes-nés, avec impasse totale sur l’enfance, portant en eux une colère inexpliquée qui peut un jour s’avérer très dangereuse. Dangereuse en effet, l’enfant stoppe sa maturité au déclenchement du traumatisme et développe un adulte immature, impulsif, colérique, drogué, criminel … mais qui vous pleure dans les bras son enfance à vous fendre le cœur. La discordance est de taille.
Mais sa souffrance appelle la souffrance de l’autre et on reproduit inlassablement générationnellement celle-ci, car si j’y ai survécu c’est la bonne recette pour grandir. La fosse à purin est grande ouverte mais tant qu’elle est reste à la porte je ne m’en formalise pas. Les valeurs de citoyenneté, d’engagement social et de responsabilité collective sont certainement sur le papier mais comme pour beaucoup d ’autres choses importantes la communication et le papier suffisent, le changement et les résultats importent peu.