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Leucémie: «Il était temps de transformer ce combat individuel en un combat collectif»

Leucémie: «Il était temps de transformer ce combat individuel en un combat collectif»

Selon les estimations actuelles, le cancer du sang touche annuellement 2.400 Marocains. Le coût des soins reste très onéreux, avec une fourchette qui varie par mois entre 3.500 et 60.000 dirhams, voire plus.

C’est pour contrer l’abandon thérapeutique que Dar Al Amal a vu le jour.

Entretien avec Bahija Gouimi, enseignante, écrivaine et présidente de l’Association des malades atteints de leucémies «Amal».

 

Propos recueillis par Ibtissam Z.

Finances News Hebdo : L’Association des malades atteints de leucémies «Amal» a été créée il y a 11 ans. Quelle a été votre source d’inspiration pour mener à bien cette mission et celles à venir ?

Bahija Gouimi : Derrière la création de l'association «Amal», il y a ma propre histoire. En 2002, j'ai été diagnostiquée d'une leucémie myéloïde chronique, qui est un cancer de sang, alors que j'étais enceinte de mon troisième enfant. Je portais cette double souffrance, j'avais peur pour moi-même et pour mon bébé. A l'époque, le traitement n'était pas disponible au Maroc. Il n'y avait pas d'associations de soutien aux patients et familles, pas d'accompagnement ni prise en charge psychologique du patient et de sa famille lors de l'annonce du diagnostic d'un cancer, accentué par un manque d'informations appropriées. En plus, les soins dispensés sont centralisés uniquement à Rabat ou Casablanca. Bien sûr, au début j'ai été complétement plongée dans le déni, la révolte, le sentiment de culpabilité, la peur, la solitude. Des sentiments intenses me rongeaient de l'intérieur, je refusais ce rôle de victime, ce rôle de patiente, comme si j'ai arrêté d'exister en tant que personne. Il m'a fallu du temps pour entamer ce nouveau chapitre de ma vie. J'avoue qu'après avoir «fait le deuil», le cancer est devenu pour moi un déclic qui m’a fait sortir de ma trajectoire, d’une femme timide à une femme qui ose, qui prend la parole et entame des initiatives. J’admets aussi que le cancer m’a enseigné que la vie est un défi constant et un combat éternel.

Tout au long de mon parcours de soins, j'ai rencontré des patients de toutes les classes sociales, venant de près ou de très loin, avec ou sans couverture sociale. J'ai été témoin de ce qu'ils endurent sur les plans psychologique et matériel, sans accès aux traitements, sans moyens financiers pour affronter les dépenses excessives liées à leur cancer, aux analyses coûteuses… Ils subissent de longues attentes, des allers/ retours sans cesse, la bureaucratie, les procédures administratives rigides et accablantes. Certains abandonnaient faute de moyens, d'autres décédaient avant même de commencer leur première cure. J'avoue que ces histoires et ces patients ont été ma grande motivation pour donner vie à un espace de rencontre pour échanger, discuter et trouver des solutions. C'est ainsi que l'idée de créer une association a bien germé dans ma tête. Je me suis dit qu'il était temps de transformer ce combat individuel en un combat collectif. C'est ainsi qu'Amal est née. L'Association des malades atteints de leucémies «Amal» est une association nationale fondée le 16 avril 2011 à Marrakech, constituée des patients et de leurs familles. Elle est la première association qui soutient les patients atteints de leucémie et de maladies similaires au Maroc et en Afrique du Nord. Son objectif consiste à orienter, à soutenir les patients atteints de cancer et leurs familles et à contribuer à l'amélioration de l'accès à un traitement approprié, au suivi adéquat de tous les patients, à la sensibilisation, à la lutte contre la désinformation et les représentations sociales sur le cancer, en organisant des rencontres et des campagnes de sensibilisation et en fournissant les nouvelles informations sur les avancées thérapeutiques. L'association milite également pour la mise à disposition de tous les tests et traitements possibles pour garantir le droit au traitement approprié et améliorer les taux de guérison et de rémission au Maroc.

 

F.N.H. : L’ouverture en octobre 2022 de Dar Al Amal, qui porte bien son nom, est synonyme d’espoir pour tous ces malades qui arrivent de contrées lointaines. Au sein de votre établissement, quelles sont les démarches à suivre pour faciliter l’accompagnement des patients ?

B. G. : Dar Al Amal représente l'espoir pour beaucoup de patients qui souffrent de la centralisation des soins. L’hébergement à Dar Al Amal est accessible uniquement sur prescription médicale, à partir d’un diagnostic clinique ou à la suite d’un examen aux patients suivis au CHU Mohammed VI de Marrakech, selon les termes de la convention établie dans ce sens. L’accès est donné tout d’abord aux patients éloignés géographiquement du CHU, qui les prend en charge, notamment ceux résidant dans une zone rurale lointaine, sans accès au transport commun ou qui nécessitent des transports multiples et coûteux. Ensuite, les patients n’ayant pas de famille dans la même ville où se situe le CHU et n’ayant pas les moyens financiers pour se payer une chambre d’hôtel. Vient par la suite les patients nécessitant, en fin d’hospitalisation, un avis médical, une décision médicale ou une procédure de diagnostic, sans nécessiter de surveillance médicale ou paramédicale la nuit. Enfin, les patients en hospitalisation pour une prise en charge médicale, notamment des bilans biologiques, des biopsies, des cures de chimiothérapie, de radiothérapie, ou encore la pose de la chambre implantable et des actes ambulatoires. Dar Al Amal est une structure d'appui qui accueille les patients autonomes dans les tâches de la vie quotidienne, capables de gérer seuls leurs propres médicaments ou avec l’aide de leurs accompagnateurs et ne nécessitant pas une surveillance continue, ni d’installations techniques. Cette structure offre un accompagnement de cœur à tous les patients résidant et leurs accompagnateurs qui vont bénéficier de tous les équipements et services mis à leur disposition, tels que l’accès aux espaces communs, douches, cuisine, Internet, climatisation, transport vers l’hôpital selon le programme de leurs soins psychologues, soins de support, activités programmées tout au long de l'année. Il faut rappeler que le soutien des patients aux autres patients est aussi important et la vie commune peut également soulager leurs souffrances et dépasser le cancer, en partageant des repas dans les espaces communs et en faisant des activités ensemble.

 

F.N.H. : Dar Al Amal est une structure contre l’abandon thérapeutique, qui a bénéficié d’un financement privé. Comment avez-vous réussi à rassembler les fonds de vos partenaires et quelles sont les difficultés rencontrées pour la mise en œuvre du projet ?

B. G. : Depuis la création de l'association Amal, nous avons réussi à collecter des fonds pour financer une partie du projet de construction de Dar Al Amal. Au début, nous avions prévu d'acheter un terrain proche du CHU Mohammed VI à Marrakech, mais le prix proposé était bien au-delà de nos capacités financières. Nous avons alors décidé de nous procurer un terrain à un prix raisonnable même s’il est éloigné du CHU, avec la possibilité d'acheter une voiture pour assurer le transport des patients et de leurs accompagnateurs. Au bout de 6 ans, nous avons réussi à nous procurer le montant du terrain, l’avons acheté et établi notre projet avec un business plan, tout en précisant que nous procurons 20% du projet. Et là, je dois signaler que les partenaires et les bailleurs de fonds se motivent davantage pour soutenir des projets utiles, bien fondés, mais surtout ceux qui couvrent une bonne partie du budget. A ce niveau, nous n'avons épargné aucun effort pour présenter, défendre, adapter, être flexible, parler du projet à tous les partenaires éventuels, directs ou indirects pour garantir leur adhésion. Certes, nous avons fait face à de nombreux défis financiers, logistiques, humains et sociaux avant, pendant et après la pandémie de la Covid-19.

Je crois que nous avons fait front à toutes les contraintes rencontrées, sachant que nous avons commencé les travaux de construction une semaine avant la quarantaine. Et malgré la rareté des ressources matérielles et humaines et le manque de matériaux de construction, nous avons bien géré la situation, tout en respectant toutes les mesures sanitaires prises par les autorités compétentes pendant la pandémie dans notre pays. Nous avons aussi soulagé nos partenaires, à savoir l'organisation koweitienne EuroSky et l'association marocaine «Al Ayadi Al Baydaa» qui ont assuré la construction de la maison d'hébergement Dar Al Amal, par la prise en charge et la préparation de toutes les autorisations et documents administratifs pour faciliter le processus de construction (contact et échange avec les collectivités locales, les services de la protection civile, l'agence urbaine). Nous avons aussi procédé au paiement de tous les droits et taxes d'exploitation du domaine public et toutes les installations techniques pour avoir accès à l'eau et à l'électricité. Quant aux services liés aux plans d'architecte, des bureaux d'étude, des expertises techniques et d'ingénierie des bâtiments, ils ont été dispensés gracieusement au profit de notre association. L'équipement et la cogestion de Dar Al Amal ont été généreusement assurés par notre partenaire fidèle, l'organisation italienne Soleterre qui nous accompagne depuis 2015. L'achat de la voiture pour le transport des patients et leurs accompagnateurs au CHU aller/retour sera assuré par l'organisation caritative, la Fondation Sekkat. Nous remercions tous nos partenaires pour l’accomplissement de notre projet.

 

F.N.H. : Vous êtes une patiente partenaire experte en oncologie. Comment comptez-vous optimiser cet acquis dans le cadre de l’accompagnement des sociétaires (patients) de Dar Al Amal ?

B. G. : Avec mon expérience, j’ai appris que les personnes touchées par le cancer ont la même histoire et les mêmes besoins, mais chacune le vit à sa manière, selon son histoire, son tempérament, son degré de sensibilité, ses croyances et les événements auxquels elle a dû faire face seule ou accompagnée. Il faut savoir lui tendre la main, l'écouter sans jugement ni censure. Il est vrai que depuis mon diagnostic, j’ai essayé de soutenir et d’accompagner instinctivement d’autres patients et de partager avec eux mon histoire du cancer. D’ailleurs, ce diplôme universitaire m’a permis d’acquérir les compétences nécessaires et les outils techniques adéquats pour pouvoir le faire correctement. Cette formation m’a permis de renforcer ce regard positif sur mon parcours de patiente atteinte de cancer, d’admettre que chaque patient a quelque chose à donner. Il peut évoluer et transformer son histoire en quelque chose de très utile et satisfaisant pour lui et pour les autres malades. Grâce à ce diplôme, je suis déterminée à bâtir ce pont de dialogue, d’échange, de partage, d’apprentissage, d’humilité, de reconnaissance, de compassion pour servir les personnes touchées par le cancer, qu’elles soient des patientes ou des proches aidant à l'hôpital, à Dar Al Amal ou ailleurs. Je suis certaine que la parole des patients doit être portée par eux, car nul ne peut savoir ce qu’ils vivent, expérimentent et endurent pendant leurs consultations, cures et traitements. Ils supportent tout seuls les effets secondaires des médicaments, les longues attentes et les procédures administratives répétitives et lourdes. Aujourd'hui, le patient est capable d’expertiser et de transformer ses expériences accumulées lors de son parcours en savoir transmissible, de se rendre utile pour les autres patients et le corps soignant. Il peut aussi devenir une force de propositions pour améliorer les services rendus par les systèmes de soins de santé et les organismes de couverture sociale également.

 

F.N.H. : Vous êtes professeur, écrivaine, poète et avez sorti 4 ouvrages dans ce sens. Quel rôle a joué l’écriture en guise de thérapie dans votre processus de guérison ?

B. G. : Ma relation avec l'écriture et la poésie m'accompagne depuis mon plus jeune âge, elle a été renforcée par la lecture et l'amour des livres. J'avoue que cette habitude a ouvert une grande porte à l'imagination, à l'amour du mot, du sens et du style, à l'enrichissement des idées dans ma tête et à mon ouverture à de nouveaux horizons. L'écriture est ma thérapie personnelle, car elle m'a permis de survivre et de renaître après le cancer, elle m'a rendue libre et m'a aidée à guérir dans ma tête avant tout et surmonter cette douleur émotionnelle à l'intérieur de moi. En effet, il est difficile pour une personne d'écrire sur elle-même et sur son expérience personnelle, surtout lorsqu'il s'agit du cancer, qui est lié aux croyances très limitantes, à la désinformation et aux représentations sociales et culturelles en relation avec le corps et l'esprit. Ce qui explique d'ailleurs le peu de publications dans ce sens; peu de personnes touchées par le cancer dans le monde arabe ont osé écrire sur leur expérience avec le cancer. J'espère que mes écrits soient une libération, un baume sur les cœurs, un soutien, une forme d'art thérapie pour tous ceux qui souffrent en silence.

 

F.N.H. : Vous êtes présidente de CML Life Africa à Dar Essalam (Tanzanie) et membre du Réseau CML Advocates en Afrique. Présentez-nous ces organismes et quel est votre apport ?

B. G. : Je suis honorée d'être membre du comité directeur et du conseil des consultants de «CML Advocates Network», représentant la région d'Afrique et du Moyen- Orient depuis plus de 11 ans. C'est un réseau dirigé par «Leukemia Patient Foundation», une fondation basée à Genève en Suisse qui regroupe plus de 128 organisations de soutien aux patients atteints de leucémies originaires de 93 pays à travers le monde entier. Cette fondation vise à éduquer les membres sur le plaidoyer et l'équité en santé, à donner aux groupes de patients les moyens de plaider et à mettre en œuvre des initiatives de plaidoyer dans les pays à revenu faible et intermédiaire et occidentaux. Elle vise également à partager les nouveautés thérapeutiques, les essais cliniques et les meilleures pratiques entre les membres à l'échelle mondiale. Je suis également un membre fondateur du réseau «CML Life Africa» fondé à Dar Essalam en Tanzanie en 2012. C'est un réseau purement africain qui vise à renforcer les capacités de ses 23 pays membres. Notre mission consiste à partager les informations fiables sur la leucémie, les nouvelles molécules ciblant cette pathologie, avec toutes ses formes. F.N.H. : Quelles sont les ambitions de Dar Al Amal à moyen terme ? B. G. : Les ambitions de Dar Al Amal sont toutes centrées sur le patient. Nous visons, à travers cette structure, non seulement à l'héberger et soulager ses souffrances psychologiques, émotionnelles et matérielles, mais surtout à lui offrir un accompagnement de cœur, à l'éduquer, à l'écouter, à l'encourager à aller de l'avant, pour non seulement survivre, mais vivre pleinement sa vie humaine avec dignité. Mon souhait le plus cher est de voir un jour la structure, Dar Al Amal, se décupler dans toutes les villes du Royaume pour accueillir les patients en manque de moyens et de repères. C’est un rêve, certes, mais mon combat m’a appris que rien n’est impossible. 

 

 

 

 

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