La légalisation de l’usage thérapeutique et industriel du cannabis au Maroc ne se limite pas simplement à l'aspect juridique, mais elle aura des répercussions profondes sur les plans économique, social et médical. Cette mesure pose certains défis et risques potentiels pour les entreprises industrielles, notamment pharmaceutiques. Entretien avec Abdelmadjid Belaïche, expert en industrie pharmaceutique, analyste des marchés pharmaceutiques et membre de la société marocaine de l’économie des produits de santé.
Propos recueillis par M. Ait Ouaanna
Finances News Hebdo : En 2021, le Maroc a légalisé l’usage industriel, médical et cosmétique du cannabis. Que rapporterait cette mesure à l’Etat et comment peut-elle impacter l’économie marocaine et contribuer au développement d’industries connexes ?
Abdelmajid Belaïche : La légalisation de l’usage médical, cosmétique et industriel du cannabis au Maroc va avoir indiscutablement des implications économiques, sociales et médicales. Tout d’abord, cette légalisation permettra de sortir une partie des agriculteurs du nord du Maroc, et plus exactement des provinces d’Al Hoceima, de Chefchaouen et de Taounate, d’une zone de nondroit. Aussi, elle mettra fin à une injustice qui a prévalu pendant des décennies, au cours desquelles ces agriculteurs s’étaient trouvés entre le marteau des autorités et l’enclume des mafias de la drogue, et ceci pour des revenus modestes ne dépassant pas les 40 dirhams par kg produit.
Avec cette légalisation, ce revenu est passé à 75 - 80 dirhams le kilogramme, pour un revenu annuel net par hectare de 110.000 dirhams. Ceci permettra un développement durable et un apaisement social dans la région, sans oublier les revenus de quelques milliards de dollars de bénéfices pour le pays et pour les différents opérateurs de la filière. De surcroît, cette légalisation permettra de briser l’image d’un Maroc exportateur leader de cannabis illicite et laissera place à un circuit agricole et industriel licite. Avec ses unités de transformation et de fabrication de produits à base de cannabis, ce circuit contribuera à la création d’emplois. Pour cela, le Maroc s’est doté d’une Agence nationale de réglementation des activités liées au Cannabis et d’un arsenal réglementaire dédié à la filière du cannabis licite.
F.N.H. : Quelles sont les perspectives de croissance de l'industrie pharmaceutique marocaine grâce à l'intégration du cannabis thérapeutique ?
A. B. : Il faut tout d’abord rappeler que le marché mondial du cannabis médical connaît une croissance moyenne annuelle de +20%, et qu’il devrait atteindre en 2028 un chiffre de 114 milliards de dollars. Ceci offre pour notre pays une importante opportunité d’exportation, du fait de son écosystème favorable (sol, climat en plus du savoir-faire traditionnel ancestral des agriculteurs locaux) et de la proximité relative des marchés cibles européens. Selon les estimations, les revenus du cannabis thérapeutique pour l’écosystème du cannabis licite pourraient représenter 4 à 6,3 milliards de dirhams d’ici 2028. On estime également que la part de marché du cannabis licite sur le marché européen pourrait atteindre 10 à 15%. Il existe également d’autres retombées locales, telles que le développement de la recherche scientifique sur les différents composants chimiques du cannabis et leurs multiples effets thérapeutiques. A cela s’ajoute une offre thérapeutique pour les patients marocains dans de nombreuses pathologies cancéreuses, neurologiques et autres.
F.N.H. : Quels sont les défis potentiels auxquels les entreprises pharmaceutiques marocaines pourraient être confrontées lors de la production et la distribution de produits à base de cannabis ? Quelles solutions sont envisagées pour les surmonter ?
A. B. : La légalisation du cannabis thérapeutique au Maroc offre, certes, des opportunités socioéconomiques, médicales et industrielles, mais elle présente aussi de nombreux défis pour les entreprises industrielles, notamment pharmaceutiques. Le premier défi est lié à la réglementation et à la conformité. Les entreprises devront se conformer à des normes strictes pour garantir la qualité, la sécurité et l’efficacité des produits. Pour cela, l’Etat doit élaborer des réglementations claires et transparentes pour guider et accompagner les entreprises dans leurs activités, entreprendre des inspections régulières et mettre en place un système de certification de conformité pour la culture, la transformation et l’usage du cannabis licite. Le deuxième défi est relatif à la recherche et au développement. L’usage du cannabis thérapeutique nécessite des recherches approfondies pour comprendre les effets pharmacodynamiques de cette plante et de ses extraits ainsi que ses interactions sur les nombreux sites cellulaires.
Ces recherches doivent également déterminer les dosages d’utilisation, en plus des interactions éventuelles du cannabis thérapeutique avec d’autres médicaments. Pour cela, les entreprises pharmaceutiques doivent investir lourdement dans la recherche et le développement, en collaboration avec les universités et les centres de recherche, notamment sur le volet des études cliniques. Le but étant de mettre en place des protocoles thérapeutiques basés sur des preuves scientifiques. Les autres défis sont représentés par la formation de l’ensemble du personnel impliqué dans la filière du cannabis licite, allant du cultivateur au commerçant final, en passant par les transporteurs et les transformateurs, dans le but de respecter les bonnes pratiques de fabrication, de prescription, de délivrance, etc. Il s’agit également du défi représenté par le contrôle de la qualité du produit à base de cannabis et de sa sécurité. Ceci passe par un verrouillage de la filière du cannabis licite pour éviter toute fuite vers des circuits illicites ou encore la contamination des circuits licites par du cannabis illicite. Cela vise, non seulement, à garantir la sécurité de l’utilisateur final, mais également celle des travailleurs de la filière licite.
La culture, la transformation et le stockage du cannabis thérapeutique ou de ses extraits et dérivés doivent se faire en conformité avec les normes nationales et internationales. Enfin, le dernier défi est représenté par la dédiabolisation du cannabis licite et son acceptation sociale. Il faut rappeler que depuis près d’un siècle, cette plante couramment utilisée par la population marocaine a été diabolisée et interdite, d’abord par les autorités du protectorat, puis par l’Etat marocain qui cherche aujourd’hui à légaliser l’usage médical, cosmétique et industriel, sans légaliser l’usage récréatif malgré les nombreuses voix qui demandent une légalisation tous azimuts. Pour réussir cette dédiabolisation et cette acceptation sociale, il est important de sensibiliser la population et les professionnels de la santé, non seulement sur les avantages thérapeutiques du cannabis, mais également sur ses risques. Dans ce cadre, la Fédération marocaine de l’industrie et de l’innovation pharmaceutiques (FMIIP) a organisé avec l’Agence nationale de réglementation des activités liées au cannabis (ANRAC) et la Direction des médicaments et de la pharmacie (DMP), le 17 mai à Casablanca, un atelier pour dresser un état des lieux sur la réglementation et les activités relatives au cannabis et présenter les vertus médicales des deux principaux composants du cannabis, à savoir le Cannabidiol (CBD) et le Tetrahydrocannabinol (THC), notamment en matière de cancérologie et de dermatologie.
F.N.H. : Y a-t-il des modèles ou des exemples d'autres pays ayant adopté des politiques similaires sur le cannabis dont le Maroc pourrait s'inspirer ?
A. B. : L’expérience du Maroc dans l’usage du cannabis licite, notamment médical, est très récente. Ainsi, le Royaume doit s’inspirer des politiques des autres pays et en benchmarker les expériences les plus réussies, à commencer par Israël qui reste le leader mondial en matière de recherche sur le cannabis médical. Ce pays a développé un cadre réglementaire complet pour la culture, la transformation, la distribution et l’usage du cannabis à des fins thérapeutiques. On peut également citer l’exemple du Canada qui avait légalisé le cannabis à des fins médicales, mais aussi récréatives dès 2018, et avait mis en place un système de licences pour les producteurs, les transformateurs et les distributeurs. En Amérique latine, on peut évoquer le cas de l’Uruguay qui a été le premier pays au monde à légaliser entièrement la production, la vente et la consommation du cannabis. En Europe, les Pays-Bas ont adopté une approche de tolérance assez originale envers la vente et la consommation dans les coffee shops. Notre pays pourrait s’inspirer des expériences de ces pays afin de mettre en place une bonne politique pour le cannabis thérapeutique, cosmétique et industriel. Celle-ci doit garantir la sécurité, la qualité et la conformité réglementaire, tout en luttant contre l’usage illicite du cannabis et les réseaux mafieux internationaux actifs dans ce domaine.