Alors que la tutelle annonce avoir dépassé son objectif fixé pour le programme Forsa, des voix s’élèvent pour dénoncer la non réception du financement.
Des experts de l’entrepreneuriat considèrent que l’approche empruntée par le programme n’est pas bonne, pointant du doigt la séparation entre l’incubation et le financement.
Par M. Ait Ouaanna & M. Boukhari
Dans le dessein de promouvoir l’entrepreneuriat et d’améliorer l’employabilité des jeunes, le Maroc a émis, au cours de ces dernières années, une série de programmes à l'instar d’Intelaka, Awrach ou encore Forsa.
Lancé pour la première fois le 7 avril 2022, le programme Forsa vise à accompagner les porteurs de projets depuis la phase d’idéation jusqu’à la réalisation effective de leurs projets. Il garantit aux bénéficiaires des formations e-learning, suivies d’une incubation de 2,5 mois au profit des projets les plus innovants.
En ce qui concerne le volet financement, Forsa accorde un prêt d’honneur à taux 0, allant jusqu’à 100.000 DH, dont une subvention de 10.000 DH pour l’ensemble des projets retenus. Entièrement financé par l’État, le programme permet aux porteurs de projets de rembourser le prêt sur une durée maximale de 10 ans, avec un différé de 2 ans.
Ayant mobilisé une enveloppe budgétaire d’1,25 milliard de dirhams, la première édition du programme Forsa a permis à 10.000 personnes de concrétiser leur projet entrepreneurial. Lancée fin février, la deuxième édition a, quant à elle, dépassé son objectif initial consistant à financer un total de 10.000 projets, en accordant le prêt à 1.200 porteurs de projets supplémentaires.
Selon le ministère du Tourisme, de l'Artisanat, de l'Économie sociale et solidaire, les deux éditions combinées permettraient la création de plus de 40.000 emplois. D’après les différents communiqués diffusés par la tutelle, l’ensemble des indicateurs sont au vert et tout se passe pour le mieux.
En revanche, les multiples grèves tenues récemment devant les sièges du ministère et de la SMIT (Société marocaine d’ingénierie touristique) laissent présager que tout n’est pas tout beau tout rose, comme le laisse entendre la tutelle. Venus de tous les coins du Royaume, plusieurs porteurs de projets dénoncent le fait de ne pas avoir reçu le financement alors qu’ils étaient retenus par la commission dédiée à ce volet.
Promesses en l’air
«Comme plusieurs autres personnes, je me suis inscrite juste après le lancement officiel de la deuxième édition du programme. Nous avons été contactés par les incubateurs qui nous ont rassurés et nous ont affirmé qu’ils vont nous accompagner jusqu’au financement. Nous avons alors entamé les procédures administratives qui s’apparentent à un vrai parcours du combattant. Une fois que nous avons atteint l’étape de financement, on nous a obligés à créer une forme juridique (auto-entrepreneur, société, coopérative), en plus de louer un local; ce qui, d’un point de vue financier, n’était pas du tout donné.
Alors que les incubateurs nous disaient clairement que nous éitons retenus et que nous répondions à toutes les conditions d'éligibilité, la SMIT nous a sorti une tout autre version. Selon elle, nous ne pouvons pas signer notre contrat étant donné que l’objectif a été atteint et que, par conséquent, nous serions redirigés vers une liste d’attente alors que nous étions dans les délais», s’insurge une jeune femme souhaitant préserver l’anonymat. Ayant subi le même sort, Hamid, 32 ans, déplore le manque de cohérence dans le discours des différentes parties prenantes.
«Nous ne comprenons toujours pas pourquoi on nous a obligés à signer un contrat de location et à créer une forme juridique qui nous contraint de payer des impôts supplémentaires, alors qu’ils ne sont pas sûrs de nous accorder le financement. Ce que les gens doivent savoir, c’est qu’il ne s’agit pas de subventions accordées par l’Etat, mais d’un crédit d’honneur que nous devons progressivement rembourser deux ans après sa réception. Nous avons maintes fois pris contact avec les standardistes du programme (5544) qui nous ont assuré que notre projet a été retenu. Pareillement, le portail dédié aux candidatures affiche la même information. Bizarrement, une fois le ministère a annoncé que l’objectif a été atteint, le 5544 a complètement changé de discours en nous annonçant que notre candidature a été rejetée sans nous en dévoiler la raison».
Silence radio
Jusqu’à présent, le ministère ne s’est pas exprimé sur cette polémique; un mutisme dénoncé par ces grévistes qui ne savent plus à qui adresser leurs doléances. Ce qui complique la situation, c’est que même la première édition semble traîner des casseroles, à en croire le témoignage donné par Zineb, jeune entrepreneure.
«Je fais partie des personnes qui ont été retenues lors de la première édition et à ce jour, je n’ai pas reçu les 100.000 dirhams. En voulant récupérer le procès verbal (PV), une responsable au sein de la SMIT m’a annoncé que je ne pouvais pas bénéficier du financement sous prétexte qu’il manquait un devis à mon dossier. Je ne vois pas pourquoi on ne m’a pas avisée plus tôt, soit avant le dernier délai de remise de l’ensemble des documents nécessaires. A ma grande surprise, en rencontrant la directrice, elle m’a annoncé que je ne vais tout de même pas recevoir mon financement car l’objectif a été atteint, sachant que j’avais déposé le devis manquant», affirme-t-elle. Bien qu’il ait bénéficié de la formation Forsa, Amine désespère à l’idée de recevoir un jour son financement.
«J’ai souscrit au programme Forsa en 2022 et ce n’est qu’en 2023 qu’on m’a contacté pour entamer la formation. Non seulement c’est une procédure longue et fastidieuse, mais qui m’a beaucoup coûté sur le plan financier. Entre le déplacement de Casablanca à Settat pour assister aux sessions de formation, les impôts liés au statut d’auto-entrepreneur et la promesse de location, j’ai dépensé près de 8.000 DH. Ajoutons à cela les frais de consultations avec le comptable. Ainsi, j’ai vu mon rêve de devenir entrepreneur voler en éclats. J’ai investi beaucoup de mon temps et de mon énergie et j’ai même raté beaucoup d’opportunités de travail en étant entièrement concentré sur mon futur projet».
Mauvaise approche
Youssef Guerraoui Filali, président du Centre marocain pour la gouvernance et le management (CMGM), relève que la séparation entre l’incubation et le financement réel du projet a causé beaucoup de dégâts à bon nombre de demandeurs.
«La première tranche du programme Forsa était une occasion propice pour lancer une nouvelle dynamique entrepreneuriale au Maroc. Cependant, l’approche empruntée n’était pas bonne. En effet, la période d’incubation était assez longue et beaucoup de porteurs de projets ont initié des engagements financiers et juridiques, en croyant que le fait d’être retenu en incubation et formation est systématiquement une garantie de financement», se désole-t-il. En outre, Guerraoui Filali regrette le manque de communication autour des conditions d’accès au financement qui, selon lui, a engendré des refus de dossiers en fin de chaîne.
«Les demandeurs et porteurs de projets se sont retrouvés devant des banques et institutions de financement qui cherchent à avoir des garanties sur la restitution des fonds. Pire, certains financeurs se sont basés sur les antécédents bancaires des candidats pour refuser leurs dossiers», précise-t-il. Par ailleurs, le président du CMGM souligne que l’enveloppe de financement de cent mille dirhams reste en deçà des attentes à l’ère de la pression inflationniste que nous vivons actuellement.
«Ledit effet inflationniste ne couvrira pas le démarrage d’un petit projet, vu le renchérissement des prix et des matières premières. L'autre problématique est la fermeture du concours sous prétexte d’avoir atteint l’objectif pour la 1ère tranche du projet. Cet acte a engendré des dégâts matériels et financiers aux petits entrepreneurs qui se sont engagés dans l’achat de fournitures afférentes à leurs projets et dans la concrétisation de contrats de bail, en vue de se faire financer par le programme Forsa», explique-t-il.
Aussi, Guerraoui Filali estime que le financement des porteurs de projets jeunes et moins jeunes devra s’opérationnaliser rapidement : «il n’est pas normal d’attendre 6 mois pour passer des entretiens et une période d’incubation et de formation pour vous refuser le dossier à la banque en bout de chaîne».
L’accès au financement figure parmi les principales contraintes auxquelles font face les entrepreneurs au Maroc, et Forsa a justement été créé pour remédier à cette difficulté. Sauf qu’au final, cette question de financement semble être le point noir du programme, ce qui pourrait avoir des répercussions sur les éventuelles prochaines éditions.