Dans un contexte de généralisation de la couverture médicale, les hôpitaux publics restent confrontés à des dysfonctionnements criants et peinent à répondre aux besoins croissants des citoyens marocains. Dans cet entretien, Abdelmajid Belaiche, expert en industrie pharmaceutique et chercheur en économie de la santé, dresse un état des lieux sans concession du système public et évoque les réformes structurelles à mener.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo: Le secteur privé prend de plus en plus de place, tandis que l’hôpital public traverse des difficultés. Pensez-vous que le système de santé public est en train de s’éloigner de sa mission de service pour tous ?
Abdelmajid Belaiche : Oui, effectivement. Alors que le secteur privé connaît une expansion fulgurante et un développement aussi bien quantitatif que qualitatif, le secteur public peine à suivre une demande en soins de plus en plus forte. Et ce, malgré une mobilisation significative de ressources financières dans les Lois de Finances post-Covid, notamment pour la mise à niveau des infrastructures hospitalières et la rétention des médecins fonctionnaires, grâce à des revalorisations salariales importantes Les ressources humaines demeurent le défi majeur pour la mise en place de la réforme de la santé. Malheureusement, beaucoup de médecins continuent de quitter le secteur public pour un secteur privé plus attractif en termes de rémunérations.
Le privé offre de meilleures conditions de travail et dispose des plateaux techniques des plus performants. Ce qui explique le fait que l’essentiel des professionnels de santé exerce dans le privé, de manière permanente ou partielle, y compris des médecins fonctionnaires. Plus préoccupant encore, chaque année, de nombreux médecins quittent le Maroc pour aller exercer à l’étranger. Résultat : une carence nationale en personnel médical et paramédical (médecins, infirmiers, sages-femmes, etc.). Malgré la création de nombreuses facultés de médecine et de centres de formation pour infirmiers, notre pays a atteint à peine un ratio de 1,74 personnel de santé pour 1.000 habitants, contre un objectif de 2,4 pour 2025, alors que l’OMS recommande 4,45 pour assurer une couverture optimale. À ce jour, le Maroc accuse un déficit de 32.000 médecins et 65.000 infirmiers (e)s.
Les principales plaintes des citoyens vis-à-vis du secteur public concernent l’absence ou l’absentéisme des médecins, notamment des spécialistes. Le personnel médical et paramédical disponible dans ces structures subit une importante pression du fait de l’énorme afflux d’une population dont les effectifs dépassent largement les capacités humaines et matérielles de ces établissements de santé publique. Ce personnel fait également face à l’agressivité d’une population frustrée et insatisfaite, d’où un risque accru de burn-out ou de démoralisation. À cela, s’ajoutent des délais interminables pour obtenir un rendez-vous avec un spécialiste hospitalier. L’accès aux équipements de diagnostic (radiologie, échographie, scanner, IRM, etc.) est également problématique. La qualité du matériel et les insuffisances en matière de maintenance expliquent les pannes fréquentes de ces équipements techniques, ce qui allonge encore les délais. La propreté laisse souvent à désirer, malgré de coûteux contrats avec des sociétés de nettoyage. Certaines vidéos partagées sur les réseaux sociaux par des patients ou des soignants montrent des maternités envahies par des chats. Enfin, les pénuries en équipements, consommables et médicaments, y compris les plus stratégiques, sont régu
F. N. H. : Pour beaucoup, le Ramed a contribué à affaiblir le secteur public en augmentant la demande sans renforcer les moyens. Aujourd’hui, avec l’AMO Tadamon, pensez-vous que les hôpitaux publics sont mieux préparés ?
A. B. : Le Ramed a constitué un apport social majeur, en élargissant l’accès aux soins pour les populations les plus démunies. Mais il a aussi généré une pression insoutenable sur les hôpitaux publics, qui n’étaient pas préparés à absorber une telle demande. L’inclusion massive de plus de 11 millions de citoyens (chiffres de 2017) a provoqué une explosion de la demande, sans hausse proportionnelle des ressources humaines ou des équipements hospitaliers. Les structures publiques étaient déjà en nombre insuffisant et inégalement réparties sur le territoire, concentrées principalement dans les grandes villes. Le fait que les bénéficiaires du Ramed ne puissent être pris en charge dans le secteur privé, même en cas d’urgence ou d’absence de spécialité dans le public, a aggravé la situation. Cela a réduit l’efficacité du régime. Par ailleurs, le Ramed a eu un impact négatif sur les finances des hôpitaux publics, en raison d’un financement insuffisant, mal structuré, reposant sur des sources publiques dispersées, sans mécanismes évidents de compensation. Résultat : des soins gratuits assurés à perte par les hôpitaux. Ce manque de durabilité a motivé le basculement vers l’AMO Tadamon, gérée par la CNSS depuis 2022.
F. N. H. : Les dysfonctionnements au Centre hospitalier régional Hassan II d’Agadir ont entraîné des sanctions, mais aussi des annonces de réforme. Ces mesures vous paraissent-elles suffisantes pour restaurer la confiance des citoyens envers les hôpitaux publics ?
A. B. : Les mesures prises par le ministre de la Santé, à la suite du drame des 6 à 8 décès de femmes venues accoucher à l’hôpital d’Agadir, sont peutêtre nécessaires, mais certainement pas suffisantes. Il s’agit de réactions d’urgence, destinées à éteindre un incendie, sans résoudre les dysfonctionnements profonds qui touchent tout le système. Les problèmes ne sont pas propres à ce CHR; ils sont systémiques, anciens, profonds, et multifactoriels. Certes, les responsables limogés peuvent avoir failli, mais il est aussi possible qu’ils aient été démunis face au manque criant de ressources humaines, de médicaments et d’équipements. D’autres hôpitaux font régulièrement l’objet de signalements similaires, dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Cela donne l’impression que c’est toute la chaîne de la santé publique qui est malade, et incapable de répondre à la demande en soins de la population. D’autant qu’à chaque fois on parle de médecins spécialistes non affectés dans ces structures ou d’absentéisme de médecins qui abandonnent leurs services fréquemment, pour aller exercer dans les cliniques privées. Ce problème est d’ailleurs récurrent. Raisonnablement, il faut attendre les résultats des enquêtes initiées par le ministère de la Santé pour déterminer clairement les responsabilités.
F. N. H. : Le ministère prévoit, dès septembre 2025, des commissions de terrain pour améliorer la performance des hôpitaux. Ce dispositif peutil transformer la qualité des soins ou risque-t-il de rester un projet de plus ?
A. B. : C’est en tout cas la promesse du ministre. Mais la mise en œuvre sera longue et difficile, car elle implique de corriger des dysfonctionnements enracinés depuis plusieurs décennies. S’attaquer à ces problèmes demande d’abord une forte volonté politique, du courage, un audit approfondi pour diagnostiquer les causes, et des solutions adaptées. Cela nécessitera aussi d’importantes ressources financières et humaines. Et surtout, il faudra affronter la corruption, devenue structurelle dans le système de santé. Une véritable pieuvre, aux tentacules multiples, touche tous les niveaux: médecins, chirurgiens, infirmiers, agents de sécurité… Certains peuvent même «trouver un lit» contre paiement. Sans généraliser ce constat, il faut reconnaître que ces pratiques sont malheureusement répandues et que peu de personnes y échappent. Il faudra aussi s’attaquer aux causes les plus visibles, à savoir la présence effective et l’assiduité des professionnels de santé. Cela passe par la lutte contre l’exercice illégal dans les cliniques privées par des médecins fonctionnaires, et l’évaluation des rendements, avec des rémunérations indexées sur la performance. Concernant les équipements, la maintenance doit être assurée par des contrats solides, avec des délais de réparation stricts. Enfin, l’achat des médicaments devrait être décentralisé au niveau de chaque hôpital pour gagner en réactivité et efficacité.