La condition intrinsèque de l’Homme fait que sa peur initiale émane de sa propre mort. Le jour où il a confronté pour la toute première fois ce mystère, qui ouvre sur des univers et des interprétations sans fin, l’Homme a littéralement perdu pied. Quelque chose d’essentiel en lui a vacillé.
Par Abdelhak Najib, Écrivain-journaliste
Toutes ses convictions primales ont pris un coup dur auquel il a fallu remédier en créant des «au-delà», des divinités multiples, des mondes épars et inconnus, des mythes et des récits fondateurs d’une certaine lecture de la vie et de l’existence face à la mort. De là sont nées toutes les ramifications des anciens cultes.
Ceux-ci donnent naissance à des religions et des croyances qui feront le tour du monde, offrant à chaque peuplade, à chaque communauté, son panthéon, ses déités, son paradis et ses enfers. La suite de l’Histoire sera une course effrénée derrière la mort par la guerre, par les génocides, par les invasions assassines, par l’extermination des autres, par la décimation du plus grand nombre allant d’escalade en escalade, dans une violence qui a donné corps à des milliers de conflits, depuis la première civilisation connue jusqu’à nos jours, avec comme point d’orgue, deux guerres mondiales qui ont fait au moins 100 millions de victimes et des millions de blessés et d’estropiés.
Toute l’Histoire, de cultures et d’empires entiers, se résume à cette quête du sang, à cette volonté de dominer la mort en en faisant le plus grand nombre entre les humains. Tuer, semer la mort pour en saisir le sens et pour la juguler. Pour l’amadouer. Pour l’asservir. Pour en faire un simple fait divers, comme c’est le cas aujourd’hui sur tous les écrans de télévision, sur toutes les stations de radio, sur les colonnes de tous les journaux.
La mort passe en boucle. La mort fait recette. La mort génère du bénéfice au-delà de tout autre sujet. La mort tient à flot toutes les entreprises en leur assurant du public qui consomme la gueuse sans modération.
Car, il ne faut pas se tromper, les humains sont des voyeurs macabres. Ils se délectent de la vision des ravages causés par la mort. Ils la cherchent par tous les moyens dont ils disposent. Aujourd’hui encore plus qu’hier, avec grand renfort de technologie qui met à la disposition des humains des gadgets pour suivre à la trace toute mort sans en rater une miette.
Mais pourquoi un tel attrait pour la mort ? Sa célébration émane du fait que l’Homme essaie de tout faire pour la rendre banale. Ce n’est que de cette façon qu’il pense croire la dominer. Plus on en parle, plus on l’étale, moins elle fait peur, moins elle nous obsède. Plus on s’en nourrit au quotidien, plus on pense l’éloigner de nous.
La voyant décimer les autres, on essaie de se convaincre qu’elle frappe toujours les autres, que son champ d’action nous épargne du simple fait qu’on la matraque à tout-va, en continu, et à tous les instants.
En rendant la mort présente dans tous les événements qui font nos vies, on pense lui jeter un sort. Ce jeu vicié est tellement rodé aujourd’hui que les uns et les autres parlent et échangent sur la mort et le nombre de victimes, que cela soit à cause d’une catastrophe naturelle, un volcan, un séisme, des inondations, d’un tsunami ou d’un attentat, d’une attaque criminelle, d’une agression militaire fomenté par un pays contre un autre, de victimes d’une pandémie, comme c’est le cas aujourd’hui avec 5 millions de victimes humaines à cause de cette pathologie nommée Covid-19, c’est le même rituel face à la faucheuse.
On s’en gargarise. On la commente. On en rit même. Et on tourne la page, comme si de rien n’était.
Puis, on recommence l’instant d’après comme happé par l’aimant de la fin qui nous donne cette drôle d’impression que même si la mort existe, elle vient toujours après. Comme si elle avait un pacte tacite avec nous. Un accord qui nous rappelle qu’elle nous a à l'œil tout comme on l’a à l’œil, la tenant autant que possible à distance jusqu’au moment où elle vient réclamer son dû.
Au fil de l’Histoire humaine, les différentes civilisations qui se sont succédé se sont vantées du nombre de morts qu’ils ont fait tomber sur les champs de bataille. Prenez n’importe quelle culture et vous verrez que les rois et les empereurs érigent de tout temps des monuments à la mort.
Babylone, les Pharaons, les Perses, la Grèce antique, Rome… pour ne citer que ces stations importantes de l’histoire humaine, la mort est fêtée comme un aboutissement, comme une finalité.
On lui érige des temples et des statues pour lui rendre hommage, car les rois et les empereurs savent que c’est sur les vestiges de la mort que se construisent les civilisations. Comme ils savent que l’Histoire retient les dates des conflits et des guerres, que les poètes chantent les louanges de la mort comme les peintres et les sculpteurs la subliment, tout comme les penseurs en font le lit de leurs idées ouvrant grande la voie devant les dogmes et les idéologies.
Naissent des courants de pensée qui font de la mort le rite suprême. Naissent des idéologies qui ne peuvent bâtir que sur le tumulus des cadavres. Avec, des millénaires plus tard, un spectacle en continu, qui nous diffuse la mort sous toutes ses formes.
Les dépouilles défilent sur les écrans, les uns et les autres, toujours plus nombreux, toujours plus détachés, accourent pour assurer le débit de la mort par écrans interposés, sommant les autres à partager l’horreur, à aimer la terreur, à porter à bras le corps la fin de la vie comme un salut. Partage cette mort qui finira par nous avoir, un jour ou l’autre, souvent au moment où l’on s’y attend le moins, parfois, quand nous avons fait le tour de cette question épineuse qu’est la vie avant de céder à la finalité de toute chose : disparaître.
Alors comment voyons-nous la mort aujourd’hui au XXIème siècle ? La véritable question à poser est la suivante : qui se soucie encore de la mort aujourd’hui ? Sans ambages, nous pouvons affirmer que rares sont encore ceux qui lui prêtent encore attention.
Tout le monde détourne le regard en sa présence. Ou alors, quand elle s’invite aux banquets, on s’en gausse, jouant à ceux qui ne la craignent pas, puisque galvaudée, puisque banalisée, à telle enseigne qu’on l’annonce le soir, par tube cathodique interposé, le sourire aux lèvres de la speakerine qui donne dans l’arithmétique de la gueuse. Un mort, cent morts, mille morts, et alors ? Et après ?
Un talk show ou une soirée divertissement pour montrer à quel degré le mélange des genres est venu à bout de tout ce qui pouvait encore revêtir un quelconque aspect de sacralité. Pire, il faut donner dans l’imbécillité la plus crade pour donner le change à la mort, disant qu’elle ne tient plus aucune place au sein de la société, qu’elle est réduite, au mieux, au rang du simple flash info.
Dans cette configuration, il faut prendre en ligne de compte le nombre d’humains sur terre aujourd’hui. Avec presque huit milliards de personnes aujourd’hui, même le sens de la vie a été dénaturé. Ce qui donne corps à des commentaires et des « analyses » de ce genre, lus dans les médias, vus sur écran de télévision : «dans un pays de presque deux milliards d’habitants, cette catastrophe n’a fait que 3000 morts ! ».
Que dire de la fin d’un seul individu dans ce monde où nous survivons aujourd’hui ? C’est insignifiant au vu des statistiques. C’est epsilon sur la bourse des valeurs mortuaires. C’est un chiffre en-deçà de ce qui peut être rapporté et commenté.
Cela atteint une telle dimension que les médias donnent l’impression qu’ils sont à la recherche de la catastrophe qui fera le plus grand nombre de morts possibles. Plus c’est apocalyptique, plus on en parle. Cela donne corps à des débats pour démystifier le monstre. On en fait des Unes de journaux. Cela ouvre les JT du soir.
Cela fait couler l’encre de tous ces plumitifs qui vivent aux crochets du commerce de la mort. On a même créé des spécialités dans le domaine de la mort. Car, cela coûte cher de mourir aujourd’hui. Cela chiffre et crée de la valeur ajoutée. C’est désormais un secteur lucratif. Des cercueils et des mises en bière. Des trous et des cadavres six pieds sous terre.
Au besoin, on allume un feu de Bengale et on regarde la dépouille cramer quand ce n’est pas tout bonnement un four crématoire dédié à cette besogne, avec une note à signer et un chiffre à payer.
Mieux encore. Aujourd’hui, les gouvernements et les institutions y afférent font appel à des spécialistes de l’économie mondiale qui donnent dans les prévisions de ce que sera le monde demain, dans dix ans, dans cinquante ans, dans un siècle. Avec constamment ces phrases qui tournent en boucle : «Il nous faut réduire le nombre d’humains sur terre, car la planète ne peut plus supporter un nombre de vivants aussi élevé», «Nous sommes presque huit milliards, la planète ne peut nourrir que la moitié», «Dans vingt ans, nous serons dix milliards, c’est beaucoup trop…».
Ce qui suppose que l’on doit dégraisser dans la planète. On doit réduire le nombre de vivants pour créer un certain équilibre. Alors, on s’adonne à des calculs qui sont censés nous prouver que si dans vingt ans, l’humanité se verra réduite de quatre milliards, ce n’est pas grave, puisque c’est pour le bien justement de cette humanité.
Petit à petit, on épilogue sur la mort et sur la réduction probable du nombre des humains, et cela fait très vite partie des choses banales auxquelles on ne prête plus attention. Personne n’ose s’offusquer d’une telle vision qui est prête à sacrifier quatre milliards d’individus pour le bien de tous ! Sans heurts ni accrocs, en distillant des notions de génocide au sein des sociétés humaines, on réussit à convaincre tout le monde que c’est un exploit qui doit figurer en lettres d’or dans les annales de l’humanité.
Réduire de moitié tout ce fatras de vies éparses, il faut un génie pour le réussir. L’idée fait son chemin, jusqu’à ce que tout le monde se le dise et se le répète. Jusqu’à ce que face à une catastrophe comme ce désastre sanitaire qui tue à tour de bras, partout dans le monde, s’inscrive dans cette logique du dégraissage par la mort, par le plus grand nombre de morts possibles. 5 millions de morts à cause du coronavirus ?
Ce n’est pas assez, la peste noire a tué la moitié de la population de l’Europe. Ceci est un exploit. Ceci est une page importante de l’Histoire humaine. Un chapitre à garder à l’esprit, à ne jamais oublier. Voici comment on banalise la mort. Voici comment on réduit la vie d’un être humain à un simple chiffre dans des statistiques.
Et la valeur de la vie dans tout ça ? Elle n’a aucune autre valeur que celle qui participe d’une courbe boursière qui met en exergue sa négation et son abolition. Vivre devient une menace pour l’équilibre des valeurs et des systèmes. Vivre devient un crime dans un monde où l’on juge qu’il y a trop d’humains. C’est cela notre réalité aujourd’hui : ériger la mort comme solution finale.