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Invasion des «influenceurs» et des «blogueurs» : Publicité déloyale

Invasion des «influenceurs» et des «blogueurs» : Publicité déloyale

Par Abdelhak Najib, écrivain-journaliste

Alors que la presse marocaine tire la langue, alors que de nombreuses publications ont tout simplement mis la clef sous le paillasson, alors que les marchés des annonceurs se réduisent chaque saison davantage, au moment où des journaux sérieux qui ont rendu de fiers services à leurs lecteurs et à la nation, survivent avec quelques subventions de l’État, la part, déjà très réduite, de la manne publicitaire au Maroc, est de plus en plus destinée à des «influenceurs» et autres «blogueurs», sans aucun droit de regard, sans règles préétablies, sans lignes directrices pour surveiller les contenus sujets à la réclame.

Il suffit pour de nombreuses institutions de tomber sur un profil qui a des centaines de milliers de «suiveurs», sur des personnes adeptes du «buzz» et autres trouvailles de ce genre, pour faire appel à elles pour présenter leurs produits, leurs marques et leur contenu. Certaines publicités ont ainsi été portées par certains utilisateurs du Net, qui n’ont aucun autre mérite que de passer leur temps sur les réseaux dits sociaux, souvent à publier et à partager des banalités, avec un langage trivial, véhiculant une image qui ne suscite ni intérêt ni respect.

Pourtant, plusieurs personnages de cet acabit arrivent à faire de la publicité, à vivre amplement de ce «travail», sans payer d’impôts, sans s’acquitter de leurs devoirs envers l’État et la société, en toute quiétude. Pendant ce temps, des journaux, des sites d’information, des magazines ajournent leurs décisions de fermer boutique et d’aller se recycler ailleurs, parce qu’ils n’y arrivent plus, parce qu’ils ne peuvent plus payer de véritables journalistes et parce qu’ils refusent de céder au diktat actuel de faire appel à de pseudos journaleux, munis d’un petit micro et d’un smartchose, sans formation, sans expérience ni expertise, sans culture, sans bagages ni savoir dans quelque domaine que ce soit. Cela nous rappelle cette honte, le jour où nous devions interviewer l’acteur américain Robert de Niro. Nous étions six journalistes, de plusieurs pays : Iran, Pakistan, Royaume-Uni, Italie et moi-même représentant le Maroc.

Au bout d’une bonne heure de questions-réponses sur l’état du monde, sur la guerre, sur l’engagement de l’artiste pour rendre le monde meilleur, sur le conflit entre Donald Trump et De Niro, sur la Palestine et le Moyen-Orient, voilà qu’une jeune dame, «blogueuse» paraît-il, prend la parole pour poser sa question : «Quelle est la marque de votre montre monsieur De Niro ?». Inutile de vous dire que l’acteur n’a pas répondu. Inutile de vous dire que cette saillie a faussé toute la profondeur et le sérieux de cette rencontre. Pourtant, cette dame avait un badge et avait accès à un acteur du calibre de De Niro. Sur quels critères était-elle choisie pour siéger avec nous à la même table ? Malin qui nous le dira.

Pourtant c’est bel et bien arrivé. Et des anecdotes de ce genre, je peux vous en raconter des dizaines toutes aussi croustillantes. Ce sont ces mêmes amalgames qui font que des gens qui ont été condamnés par la justice ont pignon sur rue et vendent leur camelote, tout comme d’autres personnages mêlés à des affaires de drogue et autres amabilités de ce genre sont conviés à faire des publicités pour donner l’exemple aux jeunes et les inciter à devenir meilleurs ! Sans parler de tous ces individus qui passent la sainte journée à s’insulter entre eux via les réseaux et qui viennent nous matraquer de prêches religieux, de conseils sur le civisme, sur la morale et le bien-être en société et le vivre ensemble en bonne entente. C’est la même chose quand on fait appel à des personnes impliquées dans des affaires d’extorsion de fonds, d’escroquerie et d’atteintes à la vie privée des citoyens, pour être le porte-drapeau de telle ou telle marque moyennant des centaines de milliers de dirhams sonnants et trébuchants.

À un moment donné, il faut s’arrêter le temps de réfléchir à toutes ces aberrations et de se dire, il y a là un gros hic à régler. Il y a là un sérieux problème d’éthique, de déontologie, de crédibilité et de respect des Marocains. Nous sommes loin d’être contre le fait de faire appel à des personnalités connues du monde du cinéma, de la télévision, de la chanson, du sport et d’autres domaines. Mais que les profils choisis soient crédibles et à même de servir d’exemple et d’émulation pour les autres. Aujourd’hui, d’autres pays qui ont vécu les dérives de ces fausses «célébrités» ont pris les choses en main. Comme c’est le cas avec les Émirats arabes unis qui appliquent, à partir du 1er juillet 2024, une nouvelle mesure imposant aux influenceurs sur les réseaux sociaux l'obligation d'acquérir une licence pour exercer des activités publicitaires, sous peine de sanctions financières.

Au Maroc, aucun texte n'exige la mention 'Publicité' ou 'Collaboration commerciale' sur l'image ou la vidéo de promotion d'un produit sur les réseaux sociaux. Le créateur de contenu peut donc être rémunéré pour une collaboration commerciale en faisant croire à son public qu'il s'agit d'un retour d'expérience spontané. Il y a quelques mois, l’Office des changes marocain a découvert que des influenceurs et créateurs de contenu sur Internet ont des propriétés non déclarées à l’étranger et violent les textes régissant le change. Certains influenceurs ont ainsi acheté des biens immobiliers ou des actifs financiers, créé des entreprises ou même ouvert des comptes bancaires à l’étranger, sans obtenir l’autorisation préalable de l’Office des changes.

C’est dans ce sens, que l'Association nationale des médias et des éditeurs dénonce une dérive dans le marché publicitaire : "L'association constate avec grand étonnement les déviances de ces agences, prétendant faire dans les relations publiques, mais qui s'éloignent de leur raison d’être en tant qu’acteurs dans le domaine du marketing et de la publicité, en reniant leur partenariat fondamental avec les médias qui ont la légitimité de la diffusion des campagnes de promotion", lit-on dans le communiqué de L'ANME.

C’est dire tout le malaise créé par ce vide juridique qui pénalise les médias et la presse nationale et consacre sa fragilité face aux défis du tout digital : "Si l'ANME rappelle les efforts déployés par les entreprises médiatiques pour investir, créer des emplois et redynamiser les secteurs de l'édition, de la distribution et de la lecture au Maroc, elle refuse catégoriquement que ces efforts soient vains et spoliés par des agences de communication en connivence avec des influenceurs, peu pertinents, ne payant pas d'impôts et qui bénéficient de budgets publicitaires conséquents, censés être destinés à un secteur médiatique structuré, créateur d’emplois et partenaire de l'État dans le déploiement de grandes réformes dans plusieurs domaines. Un dysfonctionnement aussi grave ne peut être toléré et ce genre de pratiques doit cesser. Toute indulgence de la part des éditeurs et des professionnels est interprétée comme une collusion visant à étouffer le secteur des médias et de l’édition", concluent les responsables de l’association.

 

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