Quelle ambiance ! Il fait humide et très chaud. Une douzaine de personnes se meuvent dans la moiteur de la salle chaude. Trois vieux bonhommes sont allongés sur la mosaïque brûlante. «C'est bon pour nos vieux os», dit l'un d'eux. Deux jeunes remplissent leurs seaux d'eau chaude avant d'aller prendre place sur le dallage.
Au coin, Ahmed, 52 ans, un peu grassouillet, le crâne luisant, est en train de faire un gommage à un gaillard. De loin, on entend Ahmed haleter : «cette chaleur va me tuer, mon frère. C'est tous les jours le même rituel. De six heures du matin à minuit. Il faut recevoir les clients, il faut leur faire un gommage, les savonner et leur faire des massages. Et le tout pour une misère».
Ahmed a raison. Pour 50 DH dans le meilleur des cas par client, c'est une corvée qui use son homme, mais ne le nourrit pas. Il y en a qui demandent à Ahmed de leur faire le dos, parce qu'ils n'y arrivent pas tout seul. Finalement, on lui glisse 10 DH. «Je ne peux pas refuser. C'est de l'argent. Je sue mes tripes, je mange mal, je respire mal, je passe la sainte journée à trimer et quand je fais le compte en fin de soirée, j'en ai pour 100 ou 150 DH, parce qu'il faut partager avec les autres Kassalas ici», se désole-t-il.
C'est que souvent, dans plusieurs hammams, les Kassalas s'arrangent à gérer une caisse commune. Tout le monde bosse, chacun selon ses connaissances, sa réputation, son savoir-faire, ses habitués, et on partage la cagnotte en fin de journée. «Il y en a qui travaillent plus que les autres, mais bon, c'est mieux d'avoir cette caisse commune, car il y a des jours où on est malade, pas en forme, pris ailleurs à une affaire personnelle; on est alors heureux de toucher un petit pécule sans avoir sué toute la journée».
Ahmed travaille ici depuis 18 ans. Il en a vu passer des vieux, des jeunes, mais personne ne tient le coup : «pour faire ce boulot ingrat où on lave la saleté des autres, en gardant la tête basse, il faut être diplomate, savoir gérer les humeurs des uns et des autres et, surtout, ravaler sa dignité, car il y en a qui te disent des choses à te sortir de tes gonds et d'autres qui te traitent comme si tu étais moins que rien».
Comme Ahmed, ils sont des milliers à se débrouiller dans les hammams. Tous pour des rémunérations de pacotille. Aziz, un trentenaire, assure qu'il est malade depuis qu'il travaille comme kassal : «j'ai perdu ma santé en dix ans de travail dans la chaleur et la sueur. Je mange très mal, j'ai toujours mal à la tête et je respire très mal, mais je ne sais rien faire d'autre. J'ai essayé d'autres boulots, j'ai fait garçon de café, j'ai été livreur et même hammal dans un marché, mais au final, j'ai dû revenir ici. Je gagne plus et au moins je fais ce que je sais faire le mieux». «On a à peine de quoi nourrir sa famille; parler de visites médicales et de soins est un luxe que nous ne pouvons pas nous payer», ajoute-t-il.
Les histoires sur d'autres Kassalas qui ont passé l'arme à gauche dans la moiteur des hammams glacent le sang. Pour tous les Kassalas, hommes ou femmes, c'est un travail 7 jours sur 7. Pas de congé, pas d'arrêt maladie, pas de répit. Trime et échine-toi à laver les autres, jusqu'au jour où la machine sera usée, hors d'usage. Un autre viendra te remplacer pour un autre cycle de corvées ad infinitum, tant qu'il y aura des hammams.
Selon d'autres kassalas, les nouveaux bains ont tué leur travail : «aujourd'hui, dans d'autres hammams modernes, il y a des femmes et des hommes qui travaillent avec des salaires mensuels. Ils ont aussi leur pourboire, c'est une très bonne chose, mais nous, la vieille génération qui avons toujours travaillé à l'ancienne, on est pris au piège. On ne peut pas se recycler dans les nouveaux hammams, et on continue de gagner toujours moins». Mais Ahmed, comme Aziz et d'autres, restent philosophes, malgré une pointe de cynisme, à peine déguisée : «il faut bien que quelqu'un fasse le sale boulot. Chacun sa place dans ce monde. Ceux qui triment, ceux qui se la coulent douce, ceux qui se détendent et nous qui lavons les saletés des autres».
Par A.Najib