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Santé mentale: «Aucune cause unique ne peut expliquer ou prédire un suicide»

Santé mentale: «Aucune cause unique ne peut expliquer ou prédire un suicide»

Pour 100.000 habitants, 5 à 10 Marocains se suicident.

10% de la population sont concernées par les états dépressifs, accentués durant la pandémie.

Entretien avec Docteur Hafsa Abouelfaraj, psychiatre et psychothérapeute.

 

Propos recueillis par Ibtissam Z.

 

 

Finances News Hebdo : Chaque année dans le monde près de 800.000 personnes mettent fin à leur vie, soit un décès toutes les 40 secondes. En tant que praticienne, quel regard portez-vous sur ce phénomène ?

Dr Hafsa Abouelfaraj : Le passage à l’acte suicidaire est une tentative pour rompre un état de tension psychique intolérable. C’est un problème sérieux de santé publique, mais difficile à aborder à cause des facteurs religieux et socioculturels. Le rapport publié par l’OMS souligne que pour 100.000 habitants, 5 à 10 Marocains se suicident. Ce triste constat tire la sonnette d’alarme sur les conséquences médicales et psychosociales qu’engendre le suicide. La stigmatisation associée aux troubles mentaux et au suicide dissuade de nombreuses personnes à demander de l’aide. Malgré les données factuelles indiquant que de nombreux décès sont évitables, le suicide est malheureusement relégué en queue des priorités. C’est un phénomène qui n’épargne personne, il concerne tous les âges et tous les niveaux sociaux et intellectuels.

Une étude marocaine publiée en 2020 a montré que 5% des étudiants en médecine avaient réalisé au moins une tentative de suicide et 31% avaient eu des idées suicidaires. Les enfants et les adolescents sont aussi concernés. La notion de mort chez l’enfant ne peut être assimilée aux représentations qu’en ont les adultes. Ce qui rend difficile l’évaluation de l’intention de mourir chez un enfant. Par ailleurs, la résistance de la part des parents à admettre la réalité de la problématique suicidaire chez l’enfant rend son repérage difficile. C’est ainsi que bon nombre d’accidents domestiques ou de comportements de mise en danger de la part de l’enfant pourraient comporter une dimension suicidaire, souvent méconnue.

 

F.N.H. : Avec la crise sanitaire et durant la période de confinement, le nombre de suicide a augmenté. Comment expliquez-vous cette hausse et qu’en est-il de la situation dans le Royaume ? 

H. A. : Depuis le début de la pandémie, des experts du monde entier se sont inquiétés des risques d'augmentation des suicides en raison des facteurs tels que le stress ou encore les difficultés économiques. Malheureusement, notre pays ne fait pas l’exception. Des statistiques récentes mises en avant par un expert marocain (A. Benaiche) indiquent que la consommation de psychotropes, dont les antidépresseurs, a connu une augmentation de 11% entre 2019 et 2020. Vous pouvez imaginer l’ampleur de la souffrance psychique de la population, qui est en partie liée au sentiment de solitude et de mal-être, causés par les confinements, les couvre-feux, les fermetures des restaurants et des salles de sport. L’épidémie de la Covid-19 a perturbé la vie sociale de millions de personnes, qui peuvent souffrir moyennement ou fortement de cet isolement, selon leur prédisposition. Ce phénomène est expliqué par le dérèglement des horloges biologiques et le manque d’activité physique induit par la sédentarité durant le confinement, qui augmente le risque de troubles anxieux et dépressifs. La crise sanitaire de la Covid-19 a révélé la vulnérabilité psychique de nombreux Marocains. En effet, l’épidémie de la Covid19 entraîne beaucoup de contraintes, d’incertitudes et de bouleversements dans nos vies depuis le début de l’année 2020. L’anxiété, la tristesse ou l’inquiétude pour le futur sont des sentiments répandus. Nous réagissons ainsi car nous traversons une période qui est difficile pour toutes et tous, quel que soit notre âge ou notre situation. Nous n’avons pas à nous blâmer pour nos moments de doute, notre manque d’entrain ou notre état de fatigue. Ces manifestations peuvent nous surprendre ou nous déranger. Cependant, elles sont adaptées aux événements que nous vivons. Cela ne remet pas en cause notre valeur. Nous restons, tout ce temps, des personnes estimables.

Pour surmonter cela, nous devons nous rappeler comment nous avons surmonté nos difficultés dans le passé, garder en tête que cette période éprouvante aura une fin, cultiver la bienveillance envers nous-mêmes et envers les autres. Prêter attention à notre sommeil (se coucher et se lever chaque jour à la même heure, se déconnecter des écrans 1 à 2 heures avant le coucher, baisser la température dans la chambre, instaurer un rituel personnalisé pour se préparer au sommeil : par exemple, fermer les volets de la maison, boire une tisane, lire quelques pages d’un livre). S’activer tous les jours, car ça été démontré que la pratique régulière d’une activité physique améliore notre santé mentale. Installer d’autres routines, réaménager son chez soi, faire des choses qui nous font du bien, garder le contact avec la nature. Il faut oser parler de son mal-être, notamment lorsque l’on se sent triste, anxieux ou vulnérable et que cela dure dans le temps, c’est peut-être un signe que l’on a besoin d’aide. Parfois, on se dit que nos proches devraient s’apercevoir seuls de notre mal-être rongeur et, pourtant, ils ne peuvent pas deviner nos pensées. Si nous ne nous sentons pas bien, nous pouvons le dire à des personnes de confiance de notre entourage ou avoir recours à un professionnel de la santé mentale.

 

F.N.H. : Une étude marocaine effectuée conjointement par le ministère de la Santé et le CHU Ibn Rochd en 2007 sur un échantillon de 5.600 personnes a révélé que 16% des Marocains ont des tendances suicidaires. Le constat est que les femmes passent à l’acte plus que les hommes. Pourquoi ? 

H. A. : Un modèle «vulnérabilité stress» du processus suicidaire explique que parmi les sujets souffrant d’une affection psychiatrique ou soumis à des stress environnementaux, seuls ceux qui portent une vulnérabilité spécifique font des conduites suicidaires. Le sexe de l’individu pourrait avoir un impact variable sur certains facteurs de vulnérabilité comme les traumatismes précoces et certains traits de personnalité, la dépression étant la cause la plus fréquente de tentative de suicide, et la prévalence de dépression étant plus importante chez les femmes. Il est possible qu’un taux plus important de tentatives de suicide chez la femme soit en partie lié à ce déséquilibre de fréquence de dépression selon le sexe.

 

F.N.H. : Quels sont les facteurs de risque déterminants qui peuvent pousser directement l’individu au passage à l’acte ? 

H. A. : Aucune cause unique ne peut expliquer ou prédire un suicide. Les idées ou les comportements liés au suicide sont causés par une combinaison de facteurs personnels, sociaux et culturels. Il est vrai qu’un cumul de plusieurs facteurs de risque vient accentuer la vulnérabilité d’une personne aux comportements suicidaires. Parmi les facteurs de risque liés au système de santé et à la société en général, figurent les difficultés d’accès aux soins de santé et à la prise en charge requise. Également, l’accès facile aux moyens de suicide, les descriptions inappropriées ou sensationnalistes du suicide dans les médias qui ne font qu’accroître le risque du suicide mimétique. Sans oublier la stigmatisation des personnes qui recherchent de l’aide pour faire face à leur comportement suicidaire, à leurs troubles de santé mentale ou à leur consommation abusive de substances psychoactives.

Les facteurs de risque liés à la communauté et aux relations incluent la guerre et les catastrophes naturelles, le stress provoqué par l’acculturation (parmi les peuples autochtones ou les réfugiés), la discrimination, le sentiment d’isolement, la maltraitance, la violence et les relations conflictuelles. Il y a aussi les facteurs de risque au niveau individuel, à savoir les antécédents de tentative de suicide, les troubles mentaux, la consommation nocive d’alcool, les pertes financières, la douleur chronique et les antécédents familiaux de suicide. Il ne faut pas oublier de mentionner qu’il y a aussi des facteurs protecteurs contre le suicide, telles que la confiance en soi, les compétences sociales, les relations constructives, les perspectives personnelles et professionnelles, la spiritualité, etc. La promotion des facteurs de protection contre le suicide est une étape essentielle à la prévention du suicide. En effet, ils permettent de réduire ou de neutraliser l'impact des autres facteurs, en augmentant la capacité de la personne à trouver des solutions de rechange à la situation potentiellement dangereuse.

 

F.N.H. : La dépression amène forcément des idées noires et peut être un signe révélateur de mal-être. Le rôle de l’entourage familial est primordial pour détecter les signes avant-coureurs. Qu’en est-il ?  

H. A. : La survenue d’une tentative de suicide représente une menace pour l’équilibre des interactions familiales, lesquelles se trouvent confrontées à une éventuelle contrainte de changement. Lorsqu’un proche a fait une tentative de suicide, ce n’est pas seulement lui qui est en souffrance, mais tous ceux qui l’entourent. Et face à ce choc, les réactions de l’entourage peuvent être exprimées par la tristesse ou la colère contre l’auteur de la tentative de suicide. Certains réagissent de manière violente en rejetant la personne, et de ce fait, vont la faire souffrir davantage. L’entourage ne comprend pas toujours la raison de l’acte. Cette crise psychique est caractérisée par un état de grande vulnérabilité. L’individu se sent comme dans une impasse, ressent l’incapacité de faire face aux événements de sa vie. Il entend ainsi être délivré de sa souffrance et voit le suicide comme l’occasion de fuir sa vie et ses innombrables problèmes. C’est également un manque d’amour et d’attention, d’où l’importance pour la famille d'être présente et bienveillante. Le signe d’alerte global est d’avoir l’impression de ne plus reconnaître la personne.

L’isolement social, les troubles du sommeil, la perte d’intérêt, le changement d’humeur, la perte ou l’augmentation d’appétit, les phrases alarmantes telles : «j’ai envie de dormir et ne pas me réveiller, c’est trop dur je ne m’en sortirai jamais». En effet, pour une personne qui souffre de pensées suicidaires, il est souvent très difficile d’oser les exprimer par peur d’être jugée ou incomprise. C’est pourquoi elle va parfois communiquer de manière détournée ou indirecte. Si quelqu’un dit de telles phrases, il est important de ne pas les ignorer et d’ouvrir la discussion avec lui, pour qu’il puisse se libérer et vider son cœur. Je tiens à souligner que les tendances suicidaires sont beaucoup plus difficiles à détecter chez l’enfant. En effet, l’expression claire de souffrance psychologique ou d’idées suicidaires est rare chez l’enfant. Elle s’exprime de façon plus indirecte, soit par le corps (à travers des douleurs au niveau de la tête et du ventre), soit par le comportement qui se manifeste par un isolement, des troubles de la communication et de l’apprentissage, une hyperactivité, une encoprésie (défécation «involontaire» ou délibérée dans des endroits non appropriés), des blessures à répétition, des préoccupations exagérées pour la mort, ou encore une tendance à tenir la place de souffre-douleur des autres. Lorsque des idées ou des conduites suicidaires sont mises en avant par une personne, l’environnement familial, social et soignant doit se mobiliser afin de fournir une écoute et une reconnaissance de la souffrance psychique de la personne en détresse. Il ne faut surtout pas la juger et l’aide d’un professionnel de la santé mentale est fortement recommandée.

 

F.N.H. : Face à ce fléau, ne faut-il pas penser à une réelle stratégie nationale de prévention et de lutte contre le suicide ? 

H. A. : Vu le contexte actuel, une stratégie nationale pour la lutte contre les comportements suicidaires est devenue une priorité. Les stratégies nationales proposent généralement toute une série d’activités préventives, comme la surveillance, la limitation de l’accès aux moyens de suicide, les directives relatives aux médias, la réduction de la stigmatisation, la sensibilisation du public et la formation des professionnels de santé, les éducateurs et la police. La stratégie doit être adaptée au contexte culturel et social de notre pays en faisant de la prévention une priorité multisectorielle impliquant non seulement le secteur de la santé, mais également ceux de l’éducation, de l’emploi, de la protection sociale et de la justice, entre autres. Selon l’Organisation mondiale de la santé, seuls trente-huit pays à travers le monde sont dotés d’une stratégie de prévention du suicide et le Maroc n’en fait malheureusement pas encore partie. Un projet est en cours d’élaboration depuis 2018, mais il n’a pas encore abouti. A ce juste titre, l’absence d’une stratégie nationale globale concluante (aboutie) dans notre pays ne doit pas nous empêcher de mettre en œuvre des programmes ciblés de prévention du suicide, susceptibles de contribuer à une action nationale. En effet, ce genre de programme permettra d’identifier les groupes vulnérables au risque du suicide et d’améliorer l’accès desdits groupes aux services et ressources dont ils ont besoin. 

 

 

 

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