Le Parlement européen a fait voter une mesure, permettant au gaz et au nucléaire d’intégrer la taxonomie européenne. 278 parlementaires sur 705 se sont opposés à cette décision, insuffisant pour la stopper. Si le Conseil de l’Europe qui rassemble les Etats ne s’oppose pas à cette mesure – ce qu’a priori il ne fera pas – elle sera mise en application début 2023. Cette mesure qui peut paraitre technique, est en réalité très stratégique. De quoi s’agit-il ?
Par Omar Fassal
D’abord, il faut comprendre ce qu’est la taxonomie européenne. En 2020, l’Europe a fini de mettre en place son pacte vert, également appelé «Green Deal». Son objectif est simple et ambitieux : faire de l’Europe le premier continent au monde à atteindre la neutralité carbone en 2050. En clair, faire en sorte que le carbone émis en 2050, soit capté par plusieurs mécanismes (naturels et artificiels), de sorte que les émissions nettes soient nulles. Pour y arriver, l’Europe prévoit d’investir plus de 1.000 milliards d’euros, et de déployer plusieurs stratégies durables sectorielles. La question qui se pose dès lors, est de savoir comment orienter ces flux d’investissement vers des activités jugées durables ? C’est là qu’intervient la taxonomie.
Il s’agit d’une liste d’une centaine d’activités qui sont jugées durables par l’Union. Par conséquent, ces activités peuvent recevoir ces enveloppes d’investissement vert. Un débat de fond s’est installé, concernant le gaz et le nucléaire. Pour certains - tels que Green Peace, le parti des écologistes européens – il s’agit d’une grave erreur, qui va promouvoir le développement du gaz et du nucléaire, alors que les investissements sur ces énergies doivent être réduits. Pour d’autres, c’est une excellente nouvelle car on ne peut pas réaliser la transition énergétique sans l’appui de ces deux énergies. Pour deux principales raisons : d’abord, la quantité d’énergie nécessaire pour les économies avancées est très importante et ne peut être atteinte avec un mix uniquement renouvelable. Ensuite, les énergies renouvelables sont toujours sujettes à de l’intermittence de production, une intermittence que nos sociétés modernes ne peuvent pas se permettre.
Les appréhensions sur le gaz portent sur ses émissions réelles de carbone. Le gaz n’est pas une énergie renouvelable qui se régénère naturellement; il s’agit bien d’une énergie fossile. Contrairement aux autres énergies fossiles, c’est celle qui émet le moins de carbone : selon l’Institut américain des géosciences, la combustion du gaz naturel émet 50% de moins de CO2 que le charbon, et 30% de moins que le pétrole. Mais les détracteurs du gaz écartent cette prouesse en expliquant qu’il faut comptabiliser les émissions de tout le process : les émissions nécessaires pour son extraction du sol, et pour sa liquéfaction en vue de le transporter vers les pays non connectés par un pipeline (cette dernière opération étant très énergivore).
Du côté du nucléaire, c’est la forme d’énergie qui émet le moins de carbone. Tenez-vous bien : selon l’Agence française de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, pour produire 1 kilowattheure d’énergie avec une centrale à charbon, il faut émettre 1058 grammes de CO2, avec une centrale à gaz il faut émettre 418 grammes, avec du photovoltaïque il faut 30 grammes, avec de l’éolien il faut 10 grammes, et avec une centrale nucléaire…il faut seulement 6 grammes ! Le nucléaire est de très loin l’énergie la moins émettrice de carbone. Elle permet également de produire des quantités gigantesques d’énergie, conformes aux besoins massifs des économies avancées sans aucun problème d’intermittence. Mais ses détracteurs mettent en avant deux points noirs : le risque de catastrophe nucléaire - celui de Fukushima en particulier ayant marqué les esprits à jamais -, et le risque sur le traitement des déchets radioactifs qui doivent être confinés sous terre pour les sécuriser sur de longues périodes, faute de pouvoir les traiter efficacement pour le moment. Mais les avancées technologiques progressent, et désormais plusieurs pays émergents s’intéressent au nucléaire : l’Afrique du Sud dispose de 2 réacteurs qui produisent 5% de son électricité, l’Arabie Saoudite vise à mettre en activité 16 réacteurs à horizon 2040…
Le contexte géopolitique actuel s’est également invité dans la discussion. Certains opposants à la Russie ont plaidé pour ne pas inclure le gaz dans la taxonomie. Pourquoi ? Parce que cela va renforcer la demande pour le gaz, ce qui pourrait créer de nouveaux marchés pour les exportations russes. Mais certains Ukrainiens ont analysé la situation différemment : ils ont expliqué que même l’Ukraine disposait de ressources gazières importantes – ainsi que d’installations nucléaires – et qu’au final elle gagnerait à ce que ces deux énergies soient retenues. On le voit, le débat divise même les membres du même camp ukrainien.
L’approvisionnement en gaz de l’Europe après le déclenchement des hostilités en Ukraine est devenu un véritable casse-tête pour l’Union. Après avoir signé un accord d’entente pour des livraisons de gaz avec les Etats-Unis, puis avec le Qatar, l’Union européenne a signé cette semaine un nouvel accord avec l’Egypte et Israël. En effet, des découvertes de gisements majeurs en méditerranée vont permettre à Israël de doubler sa production. Cela ne permettra pas de résoudre le problème européen sur le court terme, mais cela lui permettra de baisser progressivement sa dépendance pour le gaz russe. Sur le court terme, le rationnement en Europe est inévitable. L’Allemagne, par exemple, a commencé à rationner l’eau chaude, l’éclairage public, et a fermé des piscines municipales. Elle encourage tous ses habitants à faire preuve d’un sens aigu de responsabilité. Le vice-chancelier Robert Habeck a donné l’exemple, en expliquant qu’il prenait «des douches plus courtes» pour économiser l’énergie. Annonce surprenante qui a fait le tour de la planète comme une trainée de poudre : l’Allemagne a décidé de rouvrir ses centrales à charbon, pour pallier l’insuffisance énergétique créée par la baisse de l’approvisionnement en gaz. L’hiver prochain s’annonce déjà critique. La Russie va bientôt complétement fermer son principal pipeline pour l’Allemagne (le Nord Stream 1) pour une maintenance de 10 jours, laissant planer un doute sur son éventuelle réouverture ou pas après les travaux de maintenance !
L’Autriche, le Luxembourg, et Green Peace ont d’ores et déjà annoncé qu’ils allaient recourir à tous les mécanismes juridiques disponibles pour stopper la décision du Parlement, d’inclure le gaz et le nucléaire dans la taxonomie européenne. Mais au final, que l’on inclut le gaz et le nucléaire ou pas, la taxonomie restera une réelle avancée mondiale qu’il convient de saluer. Pourquoi ? Elle va créer une référence mondiale qui va inspirer l’ensemble des pays de la planète – notamment les pays en voie de développement – pour construire et déployer leurs propres arsenaux juridiques. Les Etats-Unis et la Chine sont loin derrière sur le sujet, laissant la tête du peloton à l’Europe, qui est devenue la véritable locomotive mondiale.