La gravité de la situation est régulièrement confirmée par d’autres indicateurs comme le baromètre global de la corruption (BGC) et sur plusieurs années.
L’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption a du mal à se mettre en place, malgré les dispositions de l’article 36 de la Constitution, qui souligne l’importance de l’indépendance de cette institution, et de plus larges attributions sur le plan de l’investigation.
Il n’est pas imaginable d’amorcer un nouveau modèle de développement sans sortir de la corruption endémique qui représente actuellement un pilier et une béquille de l’économie de rente.
C’est l’avis de Azeddine Akesbi, économiste et membre de Transparency Maroc.
Propos recueillis par M. Diao
Finances News Hebdo : En 2020, le Maroc a occupé la 86ème position dans le classement de l’indice de perception de la corruption avec un score de 40/100 (contre la 80ème place en 2019). Quels sont les principaux enseignements à tirer de cette régression ?
Azeddine Akesbi : Le constat que nous pouvons faire, c’est que le Maroc recule, même si c’est par la perte d’1 point. Ce qui signifie aussi que d’autres pays améliorent leur score et en conséquence leur classement. En fait, le score et le classement du Maroc le placent dans une catégorie de corruption qualifiée d’endémique. Sur une période de 9 années (avec les changements méthdologiques intervenus en 2012 sur l’IPC), le score moyen du Maroc est de 38,9 sur 100.
Le maximum de 43 points a été enregistré en 2018 et le minimum de 36 points correspond au score de 2015. Ces variations se reflètent dans le classement qui fluctue entre la 73ème et 90ème place durant cette période. Simplement, depuis 2018, il est passé de la 73ème place à la 86ème place. La gravité de la situation est régulièrement confirmée par d’autres indicateurs comme le baromètre global de la corruption (BGC) et sur plusieurs années. En contraste avec le discours officiel, le Maroc malheureusement s’enlise dans une corruption à caractère systémique.
F.N.H. : Quel regard portez-vous sur le fonctionnement actuel de l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC) ?
A. A. : Le Maroc a ratifié la convention des Nations unies contre la corruption en 2007. Il a ensuite adopté différentes dispositions et lois qui pouvaient théoriquement contribuer à la lutte contre la corruption. Cependant, ce qui est frappant dans ce qui a été mis en place, ce sont des lois et mesures faibles, non efficaces ou non mises en œuvre. Les exemples sont nombreux pour illustrer les défaillances : les lois sur la déclaration du patrimoine qui, de fait, ne «servent à rien», la protection des témoins et victimes qui ne protègent rien, une loi sur l’accès à l’information qui comporte des restrictions considérables et qui ne porte pas à conséquences… La liste est longue.
Maintenant, l’Agence de lutte contre la corruption a été une pièce maîtresse dans la promotion de l’intégrité, dans tous les pays qui ont exprimé une volonté réelle et ont réussi dans leur lutte contre la corruption. Cependant, ce type d’institution doit disposer des attributions nécessaires, d’un pouvoir d’investigation et d’indépendance pour faire son travail en toute sérénité et efficacité. Transparency Maroc a avisé, au moment de la mise en place de l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC), que les conditions minimales requises n’étaient pas réunies. L’expérience a montré que nous avions raison. Le projet de l’instance de probité (INPPLC) vient après cet échec. Elle a du mal à se mettre en place, malgré notamment les dispositions de l’article 36 de la Constitution, qui souligne l’importance de l’indépendance de cette institution, et de plus larges attributions sur le plan de l’investigation.
Et la nécessité d’adopter des dispositions contre le conflit d’intérêt endémique dans notre pays. En fait, tous ces éléments cruciaux sont ignorés ou combattus, malgré des discours officiels forts sur le sujet. Le projet de la loi de l’Instance de probité a du mal à intégrer ces prérequis indispensables à la lutte contre la corruption et rencontre, en plus, une hostilité de certaines institutions de l’Etat et de forces politiques. Que dire de la Stratégie nationale de lutte contre la corruption qui a nécessité un travail collectif considérable, mais qui est mise en sommeil !
F.N.H. : Le classement de l'indice de perception de la corruption 2020 est dominé, entre autres, par des pays comme le Danemark, la Nouvelle Zélande, la Finlande, Singapour. Selon vous, quels sont les principaux atouts de ces pays qui arrivent pratiquement à éradiquer ce fléau qui fait perdre annuellement au Maroc près de 5% de son PIB ?
A. A. : D’abord, il faut préciser que la perte n’est pas seulement économique ou financière. Elle est beaucoup plus large et grave. La corruption affecte la pertinence et l’efficacité des politiques publiques dans leur ensemble, la justice, l’équité, les institutions et la démocratie. Il n’est pas imaginable qu’on puisse amorcer un nouveau «modèle» de développement sans sortir de la corruption endémique, qui représente actuellement un pilier et une béquille de l’économie de rente. La corruption existe dans la plupart des pays; elle se manifeste à des degrés et des échelles variables.
Les pays que vous citez sont en général en tête des indicateurs (de la transparence et de lutte contre la corruption), de la démocratie, de la gouvernance et des libertés humaines. Dans ces pays, c’est le respect des lois, des institutions de contrôle qui fonctionnent en toute indépendance ainsi que la justice qui font la différence. Pas besoin de préciser que des rapports de la Cour supérieure des comptes, des scandales, des dossiers énormes de dilapidation des deniers publics et de corruption n’aboutissent presque jamais dans notre pays. Quand des institutions comme le Conseil de la concurrence osent appliquer ce que prévoient la loi et leur statut, ils sont souvent rappelés à l’ordre !
F.N.H. : Il semblerait que la pandémie serait un facteur de renforcement de la corruption au Maroc. Etes-vous d'accord avec cette thèse ?
A. A. : Il y a eu plusieurs études et rapports à l’échelle internationale qui ont présenté des données et attiré l’attention sur l’aggravation de la pratique de corruption dans le contexte de la Covid-19. Ceci s’explique par l’adoption de l’Etat d’urgence sanitaire qui autorise les différentes branches de l’exécutif, sans le respect des conditions requises par la concurrence et les appels d’offres. Dans de nombreux marchés publics, la décision est encore plus discrétionnaire et opaque que dans les procédures habituelles. Ce sont des facteurs déterminants dans l’augmentation du risque de corruption.
Dans le cas du Maroc, des éléments troublants ont été rendus publics sur notamment des marchés des tests Covid-19… L’«assouplissement» des procédures de passation des marchés publics est susceptible de nous apporter beaucoup de mauvaises surprises si les pouvoirs publics devaient réaliser des audits de manière exhaustive (et surtout communiquer l’information). En période de crise majeure des finances publiques, je suis sidéré par la multiplication des marchés de travaux de tout genre dans nos villes… Le gaspillage (ou plus) est visible à l’œil nu !
F.N.H. : Enfin, selon vous, où mettre l'accent pour permettre au Maroc de s'extirper de la «zone de corruption chronique» comme le mentionne Transparency Maroc ?
A. A. : La société civile et Transparency Maroc - depuis un quart de siècle - n’ont cessé de faire des études, analyses et de formuler des propositions dans les domaines législatif, institutionnel, éducatif ou technique pour faire sortir le Maroc de la zone de la corruption endémique. Les propositions déterminantes et décisives dans le domaine ont été soit ignorées, soit rendues faibles et ineffectives. Au final, ce qui manque fondamentalement, c’est une volonté politique réelle d’agir de manière décisive, et de ne pas demeurer simplement au niveau du discours politique (Al khitab !).