Les prix des médicaments représentent un enjeu majeur pour l’accessibilité aux soins, et leur hausse récente suscite de fortes inquiétudes.
Les nouvelles institutions de gouvernance, telles que la Haute autorité de santé et l’Agence marocaine des médicaments et des produits de santé, ont un rôle déterminant à jouer dans la régulation des prix et du marché pharmaceutique.
Entretien avec Abdelmadjid Belaïche, expert en industrie pharmaceutique, analyste des marchés et membre de la société marocaine de l’économie des produits de santé.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Le ministre délégué chargé du Budget a évoqué la cherté des médicaments en mettant en avant certains cas de hausse de prix atteignant jusqu’à 300%. Qu’est-ce qui explique cette hausse ? Et quels types de médicaments sont particulièrement concernés par cette problématique ?
Abdelmajid Belaiche : Tout d’abord, il est important d’éviter tout amalgame ou toute confusion, en précisant les types de médicaments mis en cause. En effet, tous les médicaments ne sont pas si chers mais certains le sont à coup sûr.
Les médicaments mis en cause sont principalement ceux importés, et notamment ceux de la 4ème tranche de prix. Autrement dit ceux dont les prix sont situés entre 2.101 et 130.600 dirhams par boîte. Il s’agit de médicaments s’adressant aux maladies chroniques ou coûteuses, notamment les cancers.
Ces médicaments sont essentiellement détenus par Big Pharma. Aujourd’hui, la situation des prix des médicaments est la suivante. D’une part, des listes de baisse des prix sont régulièrement publiées par le ministère de la Santé (une soixantaine de listes ont été publiées au Bulletin officiel depuis avril 2014).
D’autre part, de nouveaux médicaments sont introduits sur notre marché pharmaceutique à des prix astronomiques
. Les effets des baisses réalisées principalement au niveau des médicaments de la 1ère et de la 2ème tranche de prix (autrement dit les médicaments dont les prix sont les plus bas) ont été largement contrebalancés par les coûts exorbitants de ces nouveaux médicaments appartenant à la 3ème et surtout à la 4ème tranche de prix.
Par ailleurs, la filière des médicaments génériques et biosimilaires, aux prix particulièrement avantageux pour les patients et pour les caisses de l’assurance maladie, n’est pas suffisamment développée.
Pourtant, ces médicaments sont en mesure de faire réaliser de substantielles économies aux caisses de l’assurance maladie. L’ensemble des médicaments génériques et biosimilaires ont représenté en 2024 à peine 58% en volume et 49% en valeur du marché pharmaceutique privé marocain.
Alors que le potentiel de leur développement est énorme, et on doit viser un taux allant de 70 à 80% de notre marché pharmaceutique.
F. N. H. : En 2022, la CNOPS et l’Administration des douanes et des impôts indirects ont mené une étude sur 321 médicaments coûteux. Quelles sont les principales conclusions de cette étude ?
A. B. : Effectivement, la Caisse nationale des organismes de prévoyance sociale (CNOPS), qui gère l’assurance maladie des employés du secteur public, avait mené une étude avec l’Administration des douanes et impôts indirects en 2022, en complément à d’autres études réalisées entre 2020 et 2021.
Cette étude, portant sur 321 médicaments ayant le plus impacté les caisses de la CNOPS, a révélé, entre autres, d’importantes différences entre les prix publics de vente (P.P.V.) des médicaments et leurs prix déclarés à la douane.
De même, elle a montré les différences importantes qui existent entre les prix publics de vente des médicaments pratiqués au Maroc et ceux en cours en France et en Belgique.
Ce qui est étonnant si l’on considère que selon le décret n° 2-13-852 relatif à la fixation des prix des médicaments importés ou fabriqués localement, le prix public des médicaments est fixé sur la base de leurs prix fabricant hors taxes (P.F.H.T) déterminé sur la base d’une comparaison des P.F.H.T dans 6 pays.
Ce sont la France, la Belgique, l’Espagne, le Portugal, la Turquie et l’Arabie Saoudite; et éventuellement le pays d’origine s’il ne fait pas partie de cette liste, en prenant le P.F.H.T le plus bas de ces pays.
Comment en est-on arrivé à une situation où les mêmes médicaments ont des prix publics au Maroc qui sont beaucoup plus élevés que ceux de 2 pays faisant pourtant partie des pays du benchmark préconisés par le fameux décret n° 2-13-852.
Cela signifie-t-il que le benchmark de ce décret n’a pas été appliqué aux médicaments pointés par l’étude CNOPS-ADII ? Si c’est le cas, c’est très grave. Cette même étude a révélé d’autres anomalies dont le résultat final est le renchérissement des dépenses en médicaments pour la CNOPS.
Il est certain que cette entité n’est pas la seule à avoir subi ces effets préjudiciables sur les équilibres budgétaires de ses caisses, mais que la CNSS et d’autres organismes gestionnaires de l’AMO ont été concernés. De même, cette étude a mis en évidence l’explosion des importations des médicaments, depuis 2014.
Ceci a aggravé le déficit de la balance commerciale pharmaceutique et a freiné la mise en place d’une véritable souveraineté pharmaceutique, malgré l’existence d’une fabrication locale significative.
Pourtant, l’étude CNOPS-ADII ne mentionne pas une disposition clé du nouveau décret de fixation des prix des médicaments, il s’agit de la «marge importateurs». Cette mesure accorde une prime de 10% aux importateurs au détriment des fabricants locaux.
Cela a pour effet de majorer le P.F.H.T et, par conséquent, le P.P.V. payé par les patients et remboursé par les organismes gestionnaires de l’assurance maladie.
F. N. H. : Les soins et les médicaments les plus coûteux ont contribué de manière significative aux difficultés financières de la CNOPS. Quel a été leur impact sur les finances de l’organisme, et en quoi constituent-ils un risque pour la viabilité du système de santé marocain ?
A. B. : En effet, les soins et médicaments les plus coûteux ont joué un rôle déterminant dans les difficultés financières de la CNOPS, en raison des remboursements de traitements et de médicaments devenus excessivement chers.
Il s’agit surtout de médicaments s’adressant aux affections de longue durée (ALD), tels que le diabète, l’hypertension etc.) et aux affections lourdes et coûteuses (ALC) tels que les cancers. Le vieillissement de notre population a également contribué à cette situation.
En effet, le vieillissement d’une population est corrélé à une plus grande prévalence des ALD et des ALC, et donc d’une plus importante consommation de soins et de médicaments, et notamment les plus onéreux.
A titre d’exemple, la prévalence des ALD et ALC parmi les adhérents de la CNOPS ne représentait que 2,3% en 2006; elle a presque doublé en 2021, atteignant les 6,2%.
Pendant ce temps, cette même population ALD-ALC, qui était à l’origine de 41% des dépenses AMO de la CNOPS, est passée en 2021 à 52% des dépenses AMOCNOPS. Un tel constat est transposable aux autres organismes gestionnaires de l’AMO.
Pour rappel, dans les dépenses AMO, nous trouvons les médicaments, les dispositifs médicaux, les hospitalisations pour toutes sortes d’actes, les consultations et visites, les explorations médicales et radiologiques, les analyses biologiques, etc.
Les médicaments représentaient 34% de ces dépenses en 2021. Au facteur du vieillissement de la population, s’est ajouté l’effet de la mise en place de la couverture sanitaire universelle (CSU) en 2021.
La généralisation de l’assurance maladie qui en a résulté est en mesure de multiplier les besoins en soins et en médicaments par 3,3 fois, exerçant ainsi une énorme pression en termes de dépenses de santé.
Le grand défi qui se posera alors est le suivant : comment satisfaire les besoins en soins de toute la population marocaine, sans couler les caisses de notre assurance maladie ?
L’étude CNOPS-ADII a également fait abstraction du rôle du non-respect des protocoles thérapeutiques ou leur absence dans l’aggravation des dépenses AMO, ce qui ouvre la porte à un grand nombre de dérapages thérapeutiques, préjudiciables aussi bien aux patients qu’aux finances de l’AMO.
Certains médicaments de 2ème ligne qui doivent être réservés uniquement aux traitements de cas les plus graves de cancers, avec métastases ou de cancers avec un haut risque de récidive, sont utilisés en 1ère ligne pour le traitement de cancers moins graves où l’on doit pourtant privilégier d’autres anticancéreux de 1ère ligne, efficaces et beaucoup moins chers.
Ceci génère des coûts beaucoup plus importants pour les patients et pour l’AMO. De même, les acharnements thérapeutiques dans des cas de cancers incurables et sans espoir, au lieu de privilégier des soins palliatifs, sont générateurs de surcoûts aussi lourds qu’inutiles.
Mettre en place des protocoles thérapeutiques pour toutes les affections et surtout veiller à leur respect, permettra d’améliorer la qualité et la sécurité des soins tout en optimisant le financement de l’AMO.
Et comme les mêmes causes produisent les mêmes effets, ce qui a contribué à couler la CNOPS, pourrait très bien menacer l’ensemble de notre système de santé, si rien n’est fait pour améliorer la gouvernance des recettes et des dépenses en matière de santé.
F. N. H. : La Haute autorité de santé et l’Agence marocaine des médicaments et des produits de santé sont désormais en place. Quel rôle peuvent-elles jouer dans la régulation des prix des médicaments et quelles actions pourraient être engagées pour éviter de telles dérives ?
A. B. : Tout d’abord, il est important de préciser que l’impact des médicaments sur les équilibres budgétaires des caisses de l’assurance maladie ne dépend pas seulement de leurs prix, mais aussi de leur bonne utilisation et de leurs statuts de remboursement.
A ce titre, la Haute autorité de santé, qui sera la principale source des décisions en matière de santé, va entre autres, compte tenu de ses fonctions et missions, remplacer l’actuelle Agence nationale de l’assurance maladie (ANAM).
La HAS va donc superviser la mise en place de protocoles thérapeutiques et veiller à leur respect. De même, elle va décider quel type de soins ou de médicaments va être remboursé ou pas, sur la base de leurs véritables valeurs ajoutées thérapeutiques, et ceci en tenant compte de preuves basées sur des évidences scientifiques.
La HAS aura aussi le pouvoir de sanctionner tout dérapage thérapeutique. Quant à l’Agence marocaine des médicaments et des produits de santé (AMMPS), qui a remplacé la défunte direction des médicaments et de la pharmacie (DMP), elle aura une autonomie administrative et financière et un pouvoir plus élargi avec des ressources humaines enrichies de profils pointus.
En outre, l’agence sera en mesure d’en finir avec les anomalies et dysfonctionnements dans la fixation des prix des médicaments.
Le travail conjugué de ces deux institutions permettra à la fois de garantir des soins et des médicaments de qualité pour l’ensemble des patients et d’optimiser les financements de la santé.