La Covid-19 a été un puissant marqueur de la défaillance des systèmes de santé, même dans les pays développés.
La souveraineté sanitaire est désormais un impératif pour la sécurité stratégique du Maroc.
Entretien avec Abdelmajid Belaïche, analyste des marchés pharmaceutiques et chercheur en économie de la santé.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : On commence désormais à parler de souveraineté sanitaire dans plusieurs pays, avec notamment l’avènement de la pandémie. A quoi est due cette prise de conscience ?
Abdelmajid Belaïche : De par son ampleur, sa rapidité et sa brutalité, le Coronavirus a été le révélateur de certaines situations sanitaires dangereuses, mais jusque-là ignorées. Cette pandémie a eu le mérite d’avoir mis à nu les défaillances des systèmes de santé, y compris ceux des puissances économiques occidentales, pourtant réputées robustes. Les fortes mortalités, les saturations des services de réanimation et les nombreuses pénuries des produits de santé, notamment des médicaments, ont révélé les failles jusqu’alors cachées de ces systèmes de santé. L’élément le plus saillant de cette pandémie a été l’incapacité des pays, y compris parmi les plus puissants, à pouvoir s’approvisionner en produits de santé, et notamment ceux utilisés contre la Covid-19, ainsi qu’en dispositifs médicaux pour protéger leurs populations (tests, bavettes, respirateurs etc.).
F.N.H. : Quelle a été l’origine des pénuries mondiales touchant les produits de santé ?
A. B. : Pour rappel, les industries pharmaceutiques étaient principalement localisées en Europe et en Amérique. A partir des années 70, elles vont être progressivement délocalisées vers des pays asiatiques, notamment l’Inde et la Chine. Ces 2 pays fournissent aujourd’hui près de 80% des matières premières pharmaceutiques, mais aussi de nombreux médicaments à l’état fini, à tel point qu’on a commencé à qualifier ces 2 pays de «pharmacies du monde». Ces délocalisations s’expliquaient, d’une part, par les niveaux salariaux très bas dans ces pays et, d’autre part, par des législations relatives à l’environnement beaucoup plus souples que celles des pays occidentaux. De ce fait, la production des produits de santé, et notamment de médicaments dans ces pays, était beaucoup plus rentable, malgré les coûts logistiques liés à l’éloignement de ces pays des zones de consommation. Les conséquences de ces délocalisations ont été, d’une part, l’appropriation et la maîtrise des technologies pharmaceutiques et, d’autre part, la perte du savoir-faire industriel pharmaceutique par la majorité des pays occidentaux, qui n’ont gardé chez eux que les centres de décision, les départements marketing et de recherche. Ceci a eu pour conséquence la perte de leurs autonomies en matière d’approvisionnement pharmaceutique et l’augmentation de leur dépendance vis-à-vis de pays tiers, et notamment de l’Inde et de la Chine.
La pandémie Sars Covid-19 avait d’abord touché la Chine dès la fin 2019, mettant à l’arrêt des centres importants de production pharmaceutique et perturbant toute la chaîne logistique d’approvisionnement pharmaceutique mondiale. Avec la flambée de la pandémie, certains médicaments ont connu des tensions, voire des pénuries. Ces pénuries ont également touché des dispositifs médicaux essentiels tels que les bavettes. Une véritable guerre entre pays s’est déclenchée au niveau mondial pour s’approprier en priorité, voire en exclusivité, les stocks pharmaceutiques anti-Covid disponibles, mais de plus en plus rares. C’était la loi de la jungle et de «chaque pays pour soi». Les plus puissants se sont ainsi approvisionnés au détriment des plus pauvres. Toutes les règles de l’éthique et de solidarité ont été bafouées. L’exemple de l’avion affrété par un pays européen pour acheminer de Chine une cargaison de produits pharmaceutiques et qui a été détourné sur le tarmac même d’un aéroport chinois par des Américains qui sont arrivés avec de plus gros chèques, est une belle illustration de cette guerre. L’interdiction des exportations des vaccins produits par les pays européens vers les pays d’autres continents en est un autre exemple. Les pays les plus riches se sont appropriés les plus importants stocks de vaccins antiCovid au détriment des pays les plus pauvres. Le continent africain, avec ses 17,4% de la population mondiale, n’a eu droit qu’à 2% des vaccins utilisés dans le monde. En Europe, un pays comme la France qui était jadis une véritable puissance pharmaceutique, s’est réveillée sur le triste constat d’une forte dépendance vis-à-vis de pays tiers, notamment asiatiques. Incapable de fabriquer la moindre bavette ou le moindre comprimé de paracétamol.
F.N.H. : Comment la notion de souveraineté sanitaire s’impose-t-elle dans de nombreux pays et comment peut-on la définir ?
A. B. : L’impératif de la souveraineté sanitaire s’est imposée aux décideurs politiques et dans la société civile dans le contexte des pénuries des produits de santé les plus stratégiques pendant la pandémie de la Covid-19. La souveraineté générale d’un pays réside dans sa capacité à maîtriser sa sécurité nationale sous tous les aspects et d’être en mesure de défendre sa population contre tous types de menaces, militaires bien sûr, mais aussi alimentaires, sanitaires etc. Dans ce cadre, la souveraineté sanitaire est un impératif. Celle-ci passe par l’approvisionnement régulier et durable du pays en produits de santé, et notamment en médicaments, et par la mobilisation des ressources humaines médicales et pharmaceutiques nécessaires. S’il est difficile d’atteindre une autonomie à 100% en matière d’approvisionnement de produits de santé, il est essentiel d’aller le plus loin possible en matière d’autonomie et d’indépendance vis-à-vis de pays tiers. Cela passe par la substitution de l’essentiel des importations pharmaceutiques par la fabrication locale, pour se protéger au maximum des aléas et des incertitudes.
La pandémie du Sars Covid-19 a montré que l’on ne peut compter uniquement sur les importations, y compris de ses propres produits de santé délocalisés, et que toute dépendance vis-à-vis de pays tiers peut être chèrement payée. Quant aux pays en voie de développement, rares sont ceux qui disposent d’une véritable industrie pharmaceutique nationale. Parmi eux, rares sont ceux qui ont tiré leur épingle du jeu, et le Maroc est heureusement parmi eux malgré quelques pénuries mineures et limitées dans le temps. La fabrication locale des produits de santé, et notamment des médicaments est donc le meilleur moyen de gagner en autonomie et de sécuriser ses approvisionnements en produits stratégiques pour la santé de sa population, en toutes circonstances, et notamment dans les pires situations (guerres, pandémies etc.). La diversification des sources des matières premières et des produits finis a été également proposée pour sécuriser les approvisionnements en produits de santé. Malheureusement, cette diversification a ses limites. Si elle permet de faire jouer la concurrence et de contourner les situations monopolistiques désastreuses, elle ne peut rien apporter à elle seule dans des contextes de pénuries généralisées comme celles qu’a connues le monde pendant la pandémie du Sars Covid-19.
F.N.H. : Y a-t-il un débat sur la souveraineté sanitaire nationale au Maroc ?
A. B. : Le débat sur la souveraineté sanitaire nationale a existé au Maroc bien avant l’arrivée de la pandémie. Certains acteurs pharmaceutiques l’ont citée comme argument en faveur de la fabrication locale et des médicaments génériques, mais aussi comme argument contre les importations sauvages de médicaments. Malheureusement, le débat sur la souveraineté et la sécurité sanitaire est resté confiné au sein du secteur pharmaceutique, malgré les mauvaises expériences vécues par d’autres pays. L’existence d’une fabrication locale a évité à notre pays des problèmes majeurs en termes d’approvisionnements et l’a mis à l’abri de pénuries de produits de santé, essentiels et stratégiques.
Mais ceci donne une fausse impression de sécurité sanitaire. Aujourd’hui plus que jamais, le débat sur la sécurité et la souveraineté sanitaire ne doit pas rester confiné uniquement dans les sphères pharmaceutiques. Cette souveraineté intéresse avant tout l’ensemble de la population et il est de la responsabilité des pouvoirs publics de la sanctifier. Responsables politiques et élus doivent s’approprier ce sujet et veiller à la concrétisation de tous les aspects de cette souveraineté sanitaire. Malgré l’existence d’une industrie nationale, le recours de plus en plus fréquent aux importations nous lèse, alors qu’il faut privilégier la fabrication locale génératrice d’emplois, de valeur ajoutée industrielle, de développement de notre savoir-faire pharmaceutique et sa contribution à la réduction du déficit de notre balance commerciale pharmaceutique.
F.N.H. : Pourquoi les importations ont-elles bondi, entraînant l’effondrement de notre balance commerciale pharmaceutique ?
A. B. : Depuis un peu plus de 60 ans, Feu Hassan II avait visé la substitution des importations pharmaceutiques par la fabrication locale, en commençant par des formes pharmaceutiques les plus simples (comprimés, sirops, suppositoires etc.). L’arrivée en force des médicaments génériques, au début des années 90, a permis à de nouveaux industriels nationaux de mettre à la disposition des patients des médicaments génériques de qualité à des prix très accessibles. Quelques décennies plus tard, les opérateurs nationaux se sont attaqués à des produits à forte valeur ajoutée, à des molécules innovantes et à des formes galéniques complexes (traitements de l’hépatite virale, anticancéreux, antiasthmatiques en aérosols, médicaments biotechnologiques).
Toutefois, la couverture des besoins nationaux en médicaments, qui était au début des années 80 de l’ordre de 80 à 85% en valeur, a reculé jusqu’à 56,6% en 2020, malgré un taux de couverture en volume de 78,1%. Et, surtout, malgré une capacité de production de l’ordre d’un milliard de boîtes par an, alors que la consommation nationale ne dépasse pas les 400 à 450 millions de boîtes par an, ce qui est paradoxal. Comment se fait-il que nous ne couvrions que 78,1% en volume et 56,6% en valeur de nos besoins, alors que notre capacité de production est le double de nos besoins ? L’explication est à rechercher, d’une part, au niveau des prix des produits importés qui sont généralement beaucoup plus élevés que les produits fabriqués localement, et d’autre part, par le fait que près de la moitié des produits importés sont parfaitement fabricables localement. La responsabilité de la Direction du médicament et de la pharmacie (DMP), dépendant du ministère de la Santé, est pleinement engagée dans cette anomalie. Celle-ci accorde de nombreuses autorisations de mise sur le marché (AMM) à l’importation et non pas à la fabrication locale, pour des produits parfaitement fabricables au Maroc, et notamment à des laboratoires fantômes.
F.N.H. : Le Maroc a tout de même connu quelques pénuries en période de pandémie…
A. B. : Oui, notre pays a connu quelques pénuries qui ont surtout touché des produits importés et en situation de monopole. Heureusement que la plupart des médicaments ont de nombreux similaires (génériques). Ceci réduit pratiquement à zéro le risque de pénurie sur une molécule. Par contre, notre pays a connu quelques tensions et quelques pénuries passagères sur certains produits largement utilisés contre la Covid-19. C’est le cas notamment de la vitamine C, de la vitamine D et du zinc. Toutefois, la situation a été rapidement rétablie. Il y a eu aussi le phénomène des achats de panique, en début de pandémie, et qui ont créé quelques tensions ou ruptures de stocks transitoires. Heureusement que la quasi-totalité des produits des maladies chroniques (Diabète, hypertension etc.) était restée disponible, car ces produits existaient sous forme générique. Le fait qu’ils soient fabriqués localement nous a évité le pire. Et c’est bien la preuve que la souveraineté sanitaire nationale rime avec la fabrication locale.