L'ouvrage "Capital et idéologie" de l’économiste français Thomas Piketty a servi de fil conducteur pour une conférence-débat organisée à l'initiative de la Fondation Abderrahim Bouabid, jeudi à Rabat, en présence d'un parterre d’universitaires et de personnalités des mondes de la politique, de l’économie et des finances.
Animée par Ali Bouabid, délégué général de la Fondation Abderrahim Bouabid, Omar El Hyani, militant politique, et Mohamed Oubenal, chercheur à l’Institut royal de la culture amazighe, cette rencontre qui s’est déroulée dans une salle archicomble à la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc, a été marquée par un exposé de Piketty sur les axes de son livre, suivi d'un débat passionné avec des intervenants de divers horizons.
Les échanges ont tourné autour des idées avancées dans l’ouvrage et leur éventuelle mise en œuvre, ainsi que sur expérience du Maroc pour élaborer un modèle de développement efficace.
Pour Piketty, l’engouement de l’assistance et son implication dans le débat a été impressionnant.
"J’espère vivement que toutes ces réflexions engagées au Maroc aujourd’hui sur le modèle de développement débouchent sur des décisions courageuses", a-t-il dit.
Partant du constat que toutes les sociétés humaines ont besoin de justifier leurs inégalités et leur trouver des raisons, faute de quoi c’est l’ensemble de l’édifice politique et social qui menace de s’effondrer, "Capital et idéologie" retrace dans une perspective tout à la fois économique, sociale, intellectuelle et politique, l’histoire et le devenir des régimes inégalitaires, depuis les sociétés trifonctionnelles et esclavagistes anciennes, jusqu’aux sociétés postcoloniales et hypercapitalistes modernes, en passant par les sociétés propriétaristes, coloniales, communistes et sociales-démocrates.
Selon l’auteur, en s’appuyant sur les leçons de l’histoire globale, il est possible de rompre avec le fatalisme qui nourrit les dérives identitaires actuelles et d’imaginer un socialisme participatif pour le XXIe siècle, un nouvel horizon égalitaire à visée universelle, une nouvelle idéologie de l’égalité, de la propriété sociale, de l’éducation et du partage des savoirs et des pouvoirs.
Pour cela, il met l’accent notamment sur l’importance de l’égalité éducative, en tant que facteur de développement économique, considérant que ce sont les progrès de l’éducation qui ont permis le développement économique et le progrès humain, et non pas la sacralisation de l’inégalité et de la propriété.
L’histoire enseigne, d'après le penseur, que les phases de croissance économique sont précédées, en tout temps et en tout lieu, d’une expansion de l’accès à la scolarisation, activement encouragée par les autorités publiques.
C’était le cas des Etats-Unis, qui avaient atteint la scolarisation universelle dès le milieu du 19ème siècle, soit un demi-siècle avant l’Europe, ou du vieux continent qui n’a commencé à résorber son retard éducatif qu’après la seconde guerre mondiale, ce qui a fortement contribué au processus de rattrapage économique vis-à-vis des Etats-Unis, connu sous le nom des "trente glorieuses".
C’est également le cas de l’essor économique fulgurant des pays asiatiques, notamment le Japon, la Corée du Sud et la Chine, qui s’explique également par une diffusion spectaculaire de l’enseignement, qui s’est accompagnée d’une réduction significative des inégalités éducatives.
De même, l’auteur estime que les inégalités sont le fruit d’une construction idéologique qui les maintient dans la durée, à travers laquelle les dominants s’efforcent de légitimer et perpétuer leur supériorité sur les dominés.
Tel est le cas des sociétés trifonctionnelles (clergé, noblesse et classe laborieuse) avant le 18ème siècle, dans lesquelles les inégalités étaient justifiées par la complémentarité entre les groupes sociaux, ou des sociétés de propriétaires, apparues après la révolution française et qui se caractérisaient par une véritable sacralisation de la propriété privée, considérée comme un droit absolu et inaliénable.
Après avoir fortement reculé tout au long du 20ème siècle grâce au développement de l’Etat-providence, les inégalités sociales ont recommencé à se creuser au 21ème siècle, ce qui signifie pour Piketty que le monde est entré dans un nouveau régime inégalitaire "néo-propriétariste", qui glorifie la "société des gagnants" et justifie l’explosion des inégalités par le fait que les personnes les plus talentueuses méritent de s’enrichir en récompense de leur productivité exceptionnelle.
De cette recherche historique, Piketty déduit que les systèmes inégalitaires sont en réalité provisoires et peuvent être remplacés rapidement au profit d’une organisation plus égalitaire, à l’occasion de circonstances historiques exceptionnelles et suite à un renouvellement idéologique en faveur de l’égalité.
Pour illustrer sa thèse, il décrit l’exemple de la mise en place de la social-démocratie au 20ème siècle dans les pays occidentaux, sous l’effet de conditions historiques exceptionnelles (guerres mondiales, révolutions, mobilisations syndicales, etc.) et de l’émergence des idées socialistes.
D’ailleurs, Thomas Piketty attribue la montée des inégalités au 21ème siècle à l’effondrement du courant social-démocrate, qui s’est révélé incapable de renouveler sa base programmatique dans un contexte de mondialisation et de tertiarisation des économies.
Dans la dernière partie du livre, l’auteur propose une refondation de l’idéologie de gauche sous le nom de "socialisme participatif" et formule des propositions visant à dépasser le capitalisme et la propriété privée.
Ces idées sont axées sur la justice éducative (accroissement du budget de l’éducation en faveur des couches sociales défavorisées), la justice fiscale (restauration de la progressivité de l’impôt, avec des taux supérieurs confiscatoires applicables aux revenus, patrimoines et successions) et la justice managériale (cogestion des entreprises par les salariés et les actionnaires).■