Un vieux sage avait coutume de répéter dans la cité que personne n’est meilleur qu’un autre s’il ne fait plus qu’un autre.
Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste
Dans ce sens, celui qui grimpe à la cime saura toujours plus que celui qui reste dans la vallée et qui regarde les autres faire. Comme celui qui se mouille alors que les autres regardent la pluie tomber. C’est le chemin et le cheminement qui différencient les uns des autres. Comme dans cet adage qui dit : deux chemins se sont ouverts à mes pas. L’un que tout le monde prend. L’autre, vide. J’ai choisi celui qui est vide pour inventer ma route au fur et à mesure que j’avance. Tout comme celui qui nage dans le ressac a plus de mérite que celui qui regarde les vagues mourir sur le rivage. Ceci pour dire que la vie est une affaire de choix. Choisir l’action ou l’inanité. Revendiquer l’aventure dans une existence dédiée à l’inconnu. Ou appeler de tous ses vœux son droit à l’immobilité. «La principale fonction de l’homme n’est pas de manger, mais de penser. Sans doute qui ne mange pas meurt, mais qui ne pense pas rampe : et c’est pire», écrivait Victor Hugo.
C’est la pensée qui fait la différence entre les humains. Penser au choix à faire pour ne pas subir ce qui s’abat sur nous. Aller au charbon. Tenter le diable. Risquer. Se risquer. Agir et ne jamais subir. Car même la riposte après coup est une question de choix. Comme celui qui va à la guerre ne peut expliquer à celui qui est resté calfeutré chez lui ce qu’est un champ de bataille. Dans ce sens, Casanova avait le mot juste : «L’homme est un animal qui ne peut être endoctriné que par la cruelle expérience». Celle-ci assure d’abord l’action, puis elle confronte son homme à ses propres limites et, enfin, elle montre par les faits à celui qui y va jusqu’où il peut aller loin pour savoir ce que tant d’autres ne peuvent soupçonner. Encore une fois, nous sommes face à cet impératif de la distance, du chemin parcouru, de l’inconnu que l’on pourchasse et qui finit par nous servir de lanterne. On avance et la route s’ouvre, et si on en touche le bout, on en crée des chemins de traverse, des sens interdits, des culs-de-sac, mais jamais de raccourci. Celui-ci apprend la fainéantise. Il rend mou. Il affaiblit. Tout raccourci est traître à celui qui veut battre la campagne. Parce que dans ce processus d’aller vers nulle part, il y a une constante : une lumière ici requiert une ombre là-bas. Cette lumière qui émane de l’intérieur et qui éclaire la vision. Parce que la croissance de l’homme ne s’effectue pas de bas en haut, mais de l’intérieur vers l’extérieur. C’est un questionnement constant, qui requiert une haleine de marathonien acceptant le noir pour y créer une brèche. Et c’est cette fissure qui laisse entrer la lumière. Car, l’enfer, c’est là où il n’y a pas de pourquoi. D’où la nécessité de s’interroger sur l’essence de toute action, parce qu’une fois le pas se met en branle, il engage des conséquences et entame des réponses. Sans oublier cette vérité qui ne souffre aucune ombre : On ne peut espérer guérir en restant dans le même environnement qui nous a rendu malade. En s’éloignant, on se libère. Et l’homme qui veut être libre est un homme qui a décidé de reculer les murs de sa prison.
Cela commence par l’acceptation de faire tant d’erreurs, car un homme valeureux compte surtout pour le nombre d’erreurs qu’il n’a pas su éviter. Sans oublier qu’une vie passée à faire des erreurs n’est pas seulement plus honorable, mais plus utile qu’une vie passée à ne rien faire. Comme c’est le cas dans cette dite modernité où les uns et les autres s’appliquent avec acharnement à tuer le temps en ne faisant rien de préférence. Des milliards de milliards d’heures perdues à jamais dans l’immensité de la vacuité humaine. Pire, les gens redoublent d’ingéniosité pour devenir de plus en plus oisifs. Ils font du farniente un sacerdoce et s’y complaisent. Ils appellent cela s’amuser. Se divertir. Profiter de la vie. Mais de quelle vie parle-t-on ? Boire, manger, se prendre en photo et passer une vie durant sur un écran ! Quelle misère humaine ! Jamais époque n’a été aussi vide et aussi décadente ! Alors que le bon sens nous dit que ceux qui ne sont dédiés à rien sont influencés par n’importe quoi. Et c’est le cas aujourd’hui où tout le monde adhère à tout, connaît le tarif de tout et ignore la valeur de tout, dans un immense souk où la braderie bat son plein. On y vend de tout : le temps, l’essence des choses, l’esprit, l’honnêteté, la véracité et la crédibilité de soi en tant qu’être humain. Ce qui nous donne une horde d’entités respirantes qui ne savent où donner de la tête, encore moins où aller, dans la cohue d’un monde de ferrailles et de gadgets. Pourtant, le sage nous dit ceci : Ou je trouve une voie ou j’en crée une. Encore faut-il savoir où l’on veut aller et surtout d’où l’on vient avant de prétendre se créer un chemin dans ces autoroutes enchevêtrées où les humains se perdent aujourd’hui. Ceci, avec cette constante : personne n’a la capacité d’influer sur l’avenir étant donné que personne n’a de passé digne de ce nom, sans parler du présent qui n’est que jeu et amusement et trivialités de tous genres. Encore une fois, le sage nous avertit : Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible. Autrement dit, de le créer de toutes pièces, par l’imaginaire, par la volonté, par l’esprit libre, par le dur labeur, par le dépassement de soi et la capacité de faire face à l’inconnu et à l’imprévu. Dans ce processus implacable, il faut retenir ceci de fondamental : «Plus une personne est consciente des réalités de la vie, plus elle est susceptible de ressentir de la tristesse, car très souvent la tristesse est causée par l’intelligence», disait Anatole France. Cette tristesse est une autre forme de connaissance de soi. Elle n’a rien à voir avec l’absence du bonheur. Loin s’en faut. C’est une mélancolie revigorante, de celles qui mettent l’homme sur un chemin et l’incite à l’aventure, le cœur vaillant et les tripes bien calés. Une tristesse heureuse, qui a conscience de la condition tragique de l’existence et qui l’accepte en tant que telle. Car, il est évident que la force de l’esprit d’un humain se mesure à la quantité de «vérités» qu’il peut soutenir. D’abord, la tragédie humaine. Ensuite, les illusions humaines. Enfin, l’impératif de ne jamais s’arrêter d’avancer, quoi qu’il en coûte, surtout si on arrive en enfer. Ici aussi, le sage nous alerte : avancez, il n’y a rien à voir en enfer. Le monde est vaste, comme l’imagination de l’homme. Il faut l’éprouver, la mettre à mal et à contribution. Il faut la stimuler et la nourrir par la volonté de ne jamais devenir un imbécile heureux : «La tolérance atteindra un tel niveau que les personnes intelligentes seront interdites de toute réflexion afin de ne pas offenser les imbéciles», disait Fédor Dostoïevski. Jamais formule n’a été aussi cruelle et aussi vraie et vérifiée dans ce monde en ruines dans lequel végètent les uns et les autres.