Demain, la bombe hydraulique planétaire ! Les crises hydriques sont là : elles ne peuvent que s'aggraver; l' «or bleu», nouvel enjeu géopolitique. C'est une ressource vitale, non substituable, souvent comparée à un métal précieux ou un hydrocarbure. Elle présente cependant certaines caractéristiques différentes : renouvelable, variable, toujours en mouvement, difficilement transportable sur de longues distances. L'enjeu géopolitique ? La concurrence des nations - et même des individus, des territoires et des firmes - pour maîtriser cette ressource. Avec des gagnants. Et des perdants.
L'eau apparaît surabondante sur Terre; elle constitue 70% de la surface de la planète, essentiellement sous la forme d'eau salée marine, l'eau douce étant assez rare avec seulement 2,6% du total. L'eau douce directement exploitable, elle, ne représente que 0,014% de l'ensemble de l'hydrosphère. Les différences entre pays sont considérables : les 60 m3 par habitant et par an à Gaza s'opposent aux 630.000 m3 en Islande; les 100% d'accès à une eau potable aux Etats-Unis aux 25% du Tchad. Au total, une douzaine de pays concentrent 75% des eaux de surface : Congo, Russie, Canada, Chine, Indonésie, Etats-Unis, Bangladesh, Inde, Myanmar, Brésil, Venezuela, Colombie, Pérou. A l'inverse, dix-sept pays - un quart de la population mondiale - sont en état d'extrême de stress hydrique avec moins de 1.700 m3 par an et par habitant. Au Maroc ? La disponibilité en eau dépassait les 2.000 m3 durant les années 1960; elle s'est effondrée aujourd'hui à 620 m3 par an et par habitant en 2022, selon les indications données par le ministère de l'Equipement et de l'Eau, le 16 février dernier (webinaire, «Réchauffement climatique et stress hydrique», Chambre de commerce britannique, Casablanca).
Surexploitation et gaspillage
L'eau est une ressource intensément exploitée et gaspillée. Le nombre de barrages dans le monde a été multiplié par sept depuis 1945. Les prélèvements sont souvent excessifs. Elle est un marché; sa loi économique est forte. Les enjeux sont commerciaux mais aussi techniques (transport onéreux, dessalement, ...). De fortes rivalités et compétitions pour les usages de l'eau marquent de plus en plus l'exploitation de l'eau. L'agriculture est aquavore : elle consomme 70% de la disponibilité et jusqu'à 85% dans certains pays en développement.
Par ailleurs, sur le plan géopolitique, cette ressource n'est sans doute pas la seule source de guerre, mais elle peut amplifier des différends interétatiques et ethniques aussi. Et économiques. L'ONU a ainsi répertorié pas moins de trois cents zones de conflits hydro-politiques, souvent entre les Etats de l’amont et ceux de l'aval des bassins fluviaux, 15% des fleuves traversant une frontière. Dans le continent, des fleuves comme le Congo, le Nil, le Zambèze, le Niger, la Volta et des lacs comme le Tchad traversent chacun entre six et dix Etats. Avec des équations complexes d'interdépendance entre les politiques agricoles, halieutiques, touristiques et de transport.
A qui appartient l'eau des grands fleuves ? Le droit international ne réglemente pas l'usage des eaux fluviales. Seulement un tiers des deux cents bassins hydrographiques transfrontaliers sont l'objet d'un accord de coopération. Rares sont ceux d'entre eux qui disposent d'un statut international, comme le Danube. L'on distingue trois théories qui fondent en droit l'usage des eaux des fleuves transfrontaliers. La première est celle de la souveraineté territoriale absolue. C'est une revendication des pays d'amont vis-à-vis de ceux de l'aval (Etats-Unis/ Mexique, Turquie/ Syrie pour l'Euphrate et Turquie/ Irak pour le Tigre, l'Inde pour le Gange, l'Ethiopie pour le Nil Bleu). La deuxième est celle de l'intégrité territoriale absolue, une réponse des pays d'aval : Mexique (Rio Bravo), Egypte (Nil), Bangladesh et Pakistan face à l'Inde, Jordanie pour le Jourdain. Enfin, la dernière est celle-ci : la première appropriation, et au nom du droit d’antériorité historique sur la mise en valeur : Egypte, Syrie et Irak, Israël, Mexique avec le Colorado.
Aujourd'hui, dans le continent, se pose avec acuité le problème du projet éthiopien de «Grand barrage de la Renaissance». Dévoilé en 2011, il a débuté en 2013; son achèvement est prévu en 2022. A ce terme, il doit permettre à ce pays de doubler sa capacité de production énergétique, avec 13 turbines fournissant 5.150 mégawatts, soit l'équivalent de trois fois le barrage d'Assouan en Egypte. Son coût a été estimé à 4,8 milliards de dollars, financé par Addis-Abeba, les concours extérieurs n'ayant pas pu être mobilisés (FMI, Banque mondiale...). Il a engendré des tensions majeures à propos du partage des eaux du Nil lequel assure 90% de l'approvisionnement en eau de l'Egypte. Les négociations n'aboutissent pas. L'Ethiopie n'accorde finalement qu'un débit de 30 milliards de m3 alors que l'Egypte exige un débit minimal de 41 milliards de m3. La Ligue arabe, elle, soutient Le Caire, en mars 2020, rappelant les «droits historiques» de ce pays sur les eaux du Nil. La première des 13 turbines de la centrale hydroélectrique a été mise en service le 20 février dernier par le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed,...
Diplomatie de l'eau
Il a existé, dans l'histoire, une «diplomatie de l'eau». Est-elle encore opératoire aujourd'hui ? La FAO a ainsi recensé plus de 3.600 traités liés aux ressources internationales en eau depuis le premier millénaire de notre ère - il s'agit de traités bilatéraux en dehors de tout cadre juridique international. Ils portent en général sur un seul cours d'eau et une seule dimension (l'hydroélectricité à 40%); ils comportent rarement des protocoles de mise en œuvre et ils restent donc souvent peu effectifs. Mais des exemples de coopération ne manquent pas. Tel le traité de l'Indus entre l'Inde et le Pakistan signé en 1947, mis à rude épreuve de 1999 à 2007 à propos du barrage de Baglihar, un projet réduit par New Dehli en 2008. Ce traité n'a pas permis toutefois d'instaurer la paix entre les deux pays ... Le cas du Jourdain, lui, a permis en revanche de rapprocher Israël et la Jordanie de l'accord de 1994.
Cela dit, la communauté internationale s'est souvent préoccupée de cette vaste problématique de l'eau. L'agenda est chargé : Conférence des Nations unies à Mar del Plata (1977), Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique (NEPAD), Haut comité africain de pilotage pour l'eau, Sommet de Rio avec l'Agenda 21 (1992), Forums mondiaux de l'eau organisés tous les trois ans depuis 1997, «Année internationale de l'eau» décrétée par l'UNESCO (2013), etc. L'impératif d'une bonne «gouvernance de l'eau» est ainsi à l'ordre du jour (UNESCO en 1998, objectifs du Millénaire pour le développement à New York en 2000 et à Johannesburg en 2002, Assemblée générale des Nations unies en 2010).
La question éminemment géoéconomique et géopolitique de la gouvernance de ce «bien commun» est posée à différentes échelles, décentralisées ou verticales, locale, régionale, continentale ou mondiale. Un droit à l'eau enregistre des avancées dans le droit international - à distinguer et à ne pas confondre avec le droit de l'eau. Les revendications altermondialistes ont fortement poussé dans ce sens. L'eau est l' «affaire de tous». Ce qui doit induire une participation hybride de tous les acteurs (organisations internationales, régionales, Etats, firmes transnationales opératrices, ONG,...). Une question consubstantielle aux problématiques de la soif et de la faim, et par conséquent de la pêche. Elle est inséparable d'une stabilité des sociétés et des Etats par un développement durable. Un contexte particulièrement inquiétant en ce début de XXIème siècle : changement climatique accéléré, essor de la population mondiale, notamment urbaine, développement économique. Dans tout type de conflit, le facteur hydraulique n'est pas à évacuer : il peut aggraver des conflits aigus et multidimensionnels. Un grand défi à relever !
Par Mustapha SEHIMI
Professeur de droit, politologue