La mise en place des 12 Groupements sanitaires territoriaux marque un tournant décisif dans la réforme du système de santé marocain. En instaurant une autonomie managériale régionale et une refonte ambitieuse des ressources humaines, le Maroc amorce une décentralisation inédite de son offre de soins. Entretien avec Abdelmadjid Belaïche, expert en industrie pharmaceutique, analyste des marchés pharmaceutiques et membre de la société marocaine de l’économie des produits de santé.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Depuis mars 2022, plusieurs travaux ont été engagés pour concevoir et opérationnaliser les 12 Groupements sanitaires territoriaux (GST). Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste cette nouveauté et ce qu’elle transforme concrètement dans l’organisation du système de santé au niveau régional ?
Abdelmadjid Belaïche : Le nouveau système des 12 groupements sanitaires territoriaux (GST) proposé dans le cadre de la refonte du système de santé représente une rupture profonde avec l’ancien système centralisé représenté par le ministère de la Santé et ses différentes directions provinciales et régionales et directions des centres hospitaliers universitaires (CHU). Dans le nouveau système, les GST disposent d’une autonomie managériale forte et d’une planification régionale de l’offre de santés sachant que les besoins en soins varient qualitativement et quantitativement d’un territoire à un autre. Ces GST impliquent une refonte totale de la politique des ressources humaines avec des changements de statuts du personnel, des réaffectations des ressources humaines et la mise en place d’un système de rémunération variable. Chaque GST disposera d’équipements médicaux, de processus d’accueil et de prise de contact et d’urgences, en mesure de booster son efficience opérationnelle. Enfin, chaque GST sera doté d’un système de gestion et de facturation national ainsi que d’un système informatique intégré.
F.N.H. : Les business plans réalisés sur quatre régions ont confirmé la viabilité financière des GST sur les cinq prochaines années, mais à des niveaux inférieurs aux projections initiales. Comment interprétez-vous cet écart et quelles sont les pistes pour renforcer leur équilibre financier à moyen terme ?
A. B. : Les écarts constatés par rapport aux projections initiales s’expliquent par plusieurs facteurs, et notamment par les retards dans l’opérationnalisation de ces GST, auquel s’ajoute un manque flagrant de la communication officielle. L’ampleur et la profondeur des changements prévus à plusieurs niveaux soulèvent naturellement des incompréhensions, des craintes et donc des possibilités de résistances aux changements. Par ailleurs, la perte d’une part importante de la patientèle a naturellement pesé sur les résultats des GST. Les GST de CasablancaSettat, de Souss-Massa, de Marrakech-Safi et de DrâaTafilalet se trouvent ainsi à des niveaux inférieurs par rapport aux huit autres régions, malgré une viabilité financière confirmée sur les 5 prochaines années. Des décalages dans la tarification nationale de référence (TNR) de certains actes et dans la nomenclature ont bien été identifiés. Celles-ci nécessiteront des révisions adéquates, mais qui doivent rester prudentes pour sauvegarder les équilibres financiers des GST. De même, des adaptations des paniers de soins et des niveaux de remboursement seront nécessaires pour inciter la population à revenir vers le secteur public, tout en assurant une maîtrise des coûts globaux. Heureusement, des potentiels significatifs d’optimisation et d’amélioration de la productivité, ainsi que des leviers concrets ont bien été identifiés lors des travaux pour la définition des programmes médicaux régionaux (PMR).
F.N.H. : Le rapport souligne une perte de patientèle au profit du secteur privé, notamment depuis la transition du Ramed vers l’AMO Tadamon. En quoi ce phénomène fragilise-t-il le secteur public, et comment les GST peuvent-ils inverser cette tendance ?
A. B. : Effectivement, une partie de la patientèle du secteur public a migré vers le secteur privé, principalement en raison des retards de mise en place des GST, et notamment depuis le basculement de la population Ramédiste vers l’AMO-Tadamon de la CNSS. Ceci était inévitable du fait des frustrations et des déceptions de ces ramédistes par un secteur public, souvent défaillant, avec des ressources humaines insuffisantes, un secteur miné par la corruption, en plus d’une qualité d’accueil déplorable. On estime que le secteur public a perdu près de 50% de ses patients dans certaines spécialités telles que les urgences, l’hémodialyse, les accouchements, etc., ce qui est énorme et fortement impactant. Il est essentiel de mettre rapidement en place les GST pour rendre le secteur public de santé plus attractif pour les patients. Un important travail de communication est également nécessaire pour restaurer la confiance de la population dans ce secteur. L’objectif est d’instaurer un équilibre entre les secteurs public et privé, dans une logique de complémentarité. La prédominance écrasante du secteur privé ne profite ni au financement de la santé, ni aux patients. Ces derniers doivent pouvoir accéder à des soins de qualité à des coûts inférieurs à ceux pratiqués dans le privé. Cette attractivité du secteur public dépendra de la mise en place de ressources matérielles et humaines suffisantes et adaptées aux besoins de chaque région ou territoire.
F.N.H. : La réussite des GST repose en grande partie sur la refonte de la politique des ressources humaines. Quels sont les principaux défis à relever à ce niveau ?
A. B. : Des enseignements ont bel et bien été tirés de l’ancien système de gestion des ressources humaines dans la santé publique. Le personnel était salarié et rémunéré de manière forfaitaire, sans réelle prise en compte du rendement, des services rendus à la population, ni même de la présence effective du personnel dans les établissements. Certains médecins et infirmiers étaient régulièrement absents ou exerçaient à la fois dans le public et dans des cliniques privées, souvent au détriment de la qualité des soins dans le secteur public. D’autres allaient jusqu’à orienter les patients vers des structures privées où ils pratiquaient eux-mêmes. La corruption, elle aussi, a durablement fragilisé ce secteur, le plaçant parmi les plus touchés par ce fléau. Seuls quelques professionnels médicaux et paramédicaux, animés par un véritable sens du devoir, ont continué au cours des dernières décennies à assurer des soins publics dans des conditions extrêmement difficiles, souvent débordés par l’ampleur de la demande. C’est ainsi qu’a émergé l’idée d’une rémunération variable, prenant en compte le rendement réel du personnel médical et infirmier. Le nouveau modèle de rémunération prévoit 4 rémunérations individuelles quantitatives trimestrielles, auxquelles s’ajoutent une rémunération individuelle qualitative annuelle, une rémunération collective de filière annuelle ainsi que des primes. En effet, la rémunération individuelle quantitative trimestrielle a pour but d’améliorer la productivité des professionnels de la santé publique et de les récompenser selon leur contribution directe aux activités et résultats du GST. La rémunération individuelle qualitative annuelle, quant à elle, vise à encourager le respect des valeurs professionnelles, à améliorer la qualité des services, à renforcer l’éthique et à valoriser l’adoption de pratiques exemplaires. La rémunération collective de filière annuelle favorise la participation et la coordination entre structures au sein des filières de soins, tout en soutenant une planification cohérente et adaptée de l’offre régionale de santé. Enfin, les primes permettent de valoriser les efforts supplémentaires et de prendre en compte les contraintes spécifiques, telles que l’éloignement ou les gardes.