Par Abdelhak Najib, écrivain-journaliste
On les rencontre tous les jours. On leur passe commande. On les croise. Certains les toisent du regard. D’aucuns leur manquent de respect. Tout le monde les connaît, mais combien sont-ils ceux qui s'intéressent à leur vie ? On les commande, on leur donne des ordres, on veut qu'ils soient à notre service, on leur demande d'être aux petits soins avec les clients, mais la réciproque n'est presque jamais vérifiée. Eux, ce sont les serveurs dans les cafés, ce qu'on appelle communément «garçons de café».
Leur destin est particulier. Leur vie ressemble à un feuilleton. Ils sont jeunes, moins jeunes, apprentis, hommes, femmes ou serveurs de circonstance, ils triment pour des clopinettes. Un salaire de misère agrémenté de quelques bakchichs, le fameux pourboire. Nous avons rencontré une flopée de ces hommes et femmes, nous avons parlé de la vie, des gens, des jugements, de la société, de la politique, du sexe et autre. Edifiant.
Avez-vous déjà fait causette à un «garçon de café» qui a la mine ouverte, le sourire large des grands jours et la bonhomie de ceux qui sont en règle avec la vie ? Peut-être que dans le tas, on en rencontre, de cette catégorie humaine qui n'en a cure, des aléas de l'existence et qui considère les intempéries des sentiments comme de simples incidents de parcours sur ce long chemin que l'on nomme vie. Mais dans l'ensemble, un homme ou une bonne femme, jeune ou plus expérimenté, on s'acquitte de la tâche, on ramène son plateau dégoulinant, son torchon imbibé qui sent l'eau de javel, on passe un coup sur la table, toujours poisseuse, même dans les cafés soi disant plus huppés, et on tourne le dos. Il y a le sourire de circonstance dû au client, parce que son employeur lui a expliqué que le client est roi. Je parie qu'il n'y a pas un seul lecteur susceptible de parcourir ces lignes et qui ne se verrait pas assis dans un café, commandant sa boisson et attendant que le type en uniforme (c'est devenu presque de rigueur) lui ramène ce qu'il veut et rapidement. Mais qui prend le temps de regarder cette personne qui le sert ? Qui se dit comment cette fillette de dix-huit printemps arrive à faire sa journée sous les regards lubriques de quelques vicelards qui lorgnent son derrière, jette un œil gorgé de sang dans le creux d'une poitrine, en tentant d'avoir un rancard ? Et quand cela ne prend pas, il n'y a pas de pourboire. Elle ne le mérite pas, elle n'a pas fait ce qu'il fallait : c'est-à-dire, faire son travail.
Badreddine remplit son rôle de grand serveur dans un café select sur le Boulevard Hassan II. Ce n'est pas la joie, mais c'est un cadre plus agréable, avec une clientèle plutôt BCBG. Cela fait «quatre ans que je suis ici. Je m'en tire assez bien, mais je n'aime pas ce boulot. Tu sais, on a beau dire que les clients sont d'une classe sociale plus aisée, mais ils ont tous le même comportement. Pour eux, je suis le garçon, donc je dois faire des courbettes, sourire quand je n'en ai pas envie, parler, montrer que je suis heureux de me faire traiter comme un con. Tous pareils, crois moi, installe toi, je te ramène ton thé, et tu verras de quoi sont capables les messieurs dames tirés à quatre épingles». Et de fait, une heure à noter comment on parle au serveur Mounir, qui, lui, esquisse un sourire à chaque rebuffade pour me signifier : «tu vois ce que je t'ai dit». Mounir a été jusqu'au lycée, mais n'a pu décrocher son bac. Il a été dans un centre de formation professionnelle pour décrocher un boulot dans la restauration ou l'hôtellerie, mais manque de pot, cela n'a pas abouti non plus. Il s'est rabattu sur le boulot de serveur et jusque-là, tout va bien. Mais comme l'homme qui chute du quinzième étage, à chaque étage qu'il dévale, il se dit : jusque-là tout va bien, mais que dira-t-il quand il dépassera le premier étage ? Mounir nous raconte alors la blague sur la différence de celui qui tombe du quinzième et celui qui chute du premier? Allez, je vous le donne en mille, quelle est la différence ? Allez au bout de mon article si vous voulez le savoir, pour le moment, revenons à nos verres, nos cendriers gorgés de mégots, à l'eau qui coule, au thé amer et autres…
Le cas de Kenza
«Si je le voulais, je me serais déjà mariée ici même, dans ce café. A chaque fois que je pose la commande, le type me dit que je suis mignonne et que je ne mérite pas de travailler ici. Ce n'est pas un boulot pour une fille comme moi. Il commence par me commander un café, ensuite un thé, un jus d'orange, trois verres d'eau, et à la fin mon numéro de portable, quand je ne le donne pas, il me regarde de travers et me dit que c'est un café de rien du tout et il se tire sans laisser de pourboire».
Saïda est de fait mignonne, un beau brin de fille, mais elle en a ras le bol de ce métier où les hommes comme les femmes la traîtent comme la dernière des dernières. «C'est pire quand c'est un couple qui se pointe. Tu as le mec qui demande une boisson et la fille, elle, surveille où il pose ses yeux. Quand c'est à son tour de commander, elle me fait tout un plat pour enfin demander un jus d'orange. Et elle n'est jamais contente.. Elle va m'appeler dix fois pour me savonner, me donner des leçons et me faire savoir, devant son mec, que je suis pire que rien. Des fois, je supporte, mais une fois, j'ai failli prendre la porte parce que j'ai dit à une femme que si je voulais un homme, ce ne serait certainement pas le sien, parce qu'il est moche et qu'à eux deux, ils faisaient bien la paire». Bref, Kenza touche plus de 2.000 DH par mois. Que faire avec un pécule aussi maigre ? Acheter une paire de chaussures, un flacon bon marché d'un parfum frelaté, recharger sa carte Jawal, s'assurer trois bains au hammam du derb et attendre la prochaine paye. Comment tu vis alors ? «Je ne vis pas avec ce travail. La vérité, cela me permet de faire semblant. Car, en fait, c'est ma mère qui me donne des sous des fois pour le transport (taxi blanc), mais au moins je bosse et je ne fais pas la pute, c'est déjà ça».
Autre cas, Ba Driss a fait le tour des grands bars de la ville avant de se ranger comme il dit, parce qu'il ne supporte plus l'ambiance de l'alcool, la nuit avec des types prêts à en découdre avec le destin: «J'ai assez donné, là je travaille dans ce café, mais j'en ai marre de tout ça».Pourquoi ? Les temps ont changé, les cafés sont tenus par des gens qui ne connaissent rien au métier et les clients manquent de respect aux gens. Il y a des serveurs qui travaillent ici avec moi. Ils s'abaissent à tout faire : vider les ordures, laver les verres, nettoyer les cabinets, faire les courses pour les propriétaires, payer l'eau et l'électricité… et beaucoup d'autres choses.. Pire, les serveurs sont aussi vendeurs de cigarettes au détail, ils peuvent aussi vendre quelques joints et à l'occasion, ils sont videurs pour chasser les intrus, les mendiants, les fous et les drogués qui peuvent faire du grabuge. Et tout cela pour 1.800 DH. Ce n'est pas un boulot, c'est de l'esclavage». Inutile de demander à Ba Brahim pourquoi il ne s'est pas dégoté un job dans un resto ? «Question de principe. J'ai été à la Mecque et je ne veux plus travailler dans un endroit où l'alcool circule». C'est donc un choix et on le respecte, mais tout de même, pour un bonhomme de 68 ans, c'est pas rigolo de se faire chambrer par des blancs becs, frais émoulus de la non connaissance de ce avec quoi le ballon est gonflé, ce même ballon qui a peut-être été fabriqué par ce même ba Brahim à une époque où les parents des ces malotrus d'incultes n'étaient même pas un projet de naissance. Bref, ba Driss n'a pas la dent dure. Il a de longues heures de vol derrière lui et la vie lui a montré qu'il vaut mieux fermer l'oeil, de temps à autre, pour mieux voir quand on en a envie. «Vous voulez la vérité, les filles travaillent mieux que les garçons. Je suis ici et j'observe. Il y a trois filles et deux gars. Les filles sont sérieuses, mais les types trichent. Je m'en fous, de ce que peut penser le client, mais ce que je peux penser de moi quand je triche, ça m'importe beaucoup. Je peux même dire que c'est la seule chose qui ait de la valeur à mes yeux : mon idée de moi-même».
Le Maroc est un terrain fertile pour une étude socio-pathologique, anthropo-ethnographique, geografico-lexique des cafés et autres lieux ouverts pour le repos et la détente de ces marathoniens du quotidien, dont une partie trime en restant assise, l'autre court dans tous les sens pour rien, et d'autres qui se passent des cafés et en boivent d'une toute autre nature dans d'autres endroits. Bref, une zoologie bigarrée et des espaces très hétéroclites. Nous avons le café classique : des chaises en bois, des tables éculées, deux garçons, un gérant, une machine à café et le service minimum. Café rudimentaire, une relique qui n'existe plus que dans les quartiers populaires. Lieu de rencontres, de conflits, de grosses bagarres, de règlements de comptes et autres commodités de la vie. Le garçon de café fait partie du décor, presque déshumanisé. Il vit, en gros, avec le strict minimum.
D'un café à l'autre...
Il y a le café «middle» classe : tables et chaises plus propres, un soupçon de déco (toujours d'un kitch amusant) plusieurs serveurs, garçons et filles et une femme pour les toilettes à qui il faut glisser une pièce. Ici, les serveurs se prennent un peu plus au sérieux, mais ils n'ont pas atteint le stade de personnage important des lieux. C'est une étape qu'il faut mériter, semble-t-il. Mais en tout état de cause, un soupçon de propreté, et contrairement au premier type de café, on ne fume pas de joints, du moins pas devant tout le monde. On ne joue pas aux cartes et on ne se bagarre que rarement. Le serveur porte une blouse blanche serrée à la taille avec une poche pour le pourboire.
Il y a le café plus huppé. Clientèle qui se la joue genre, je viens au café pour être servie comme un chef, sinon, je le prends chez moi dans ma dernière machine que j'ai ramenée de Colombie lors de mon dernier voyage. Bref, on frime sec, et on se fait voir. Le café, le jus, le thé, des accessoires. L'important, c'est la silhouette, la carcasse habillée qui vient faire sentir aux autres quel parfum on met, quelle marque de chaussures on porte et surtout avec qui on fait causette. Aussi quel journal on lit. Même si on ne pige rien à la langue de Byron, on ouvre un magazine britannique et on se fait expert dans les échanges entre l'Asie du Sud-Est et le triangle des Bermudes. Bref du toc, servi dans un écrin de velours avec, ça et là, quelques bribes de vérité comme quand on crache par terre ou que l'on sorte le long chapelet d'insultes ordurières sur tel but raté par MBappé ou telle sortie hasardeuse de Macron devant des enfants.
Bref, le café, le salon de thé est nickel chrome et là, les serveurs et serveuses se doivent de faire partie de la même classe sociale. Quand un bouseux se pointe, parce qu'il a à faire dans les parages, ils le scrutent, le passent au scanner et réfléchissent avant de le laisser prendre un siège à côté des bonnes gens. Foutaises, mais cela tient lieu d'illusion. Et là, tenue de rigueur, parler de rigueur, démarche de rigueur, références de rigueur, un club fermé sans abonnements, mais presque.
Il y a l'antre du sexe. Déco décadente et bon marché. Du tape à l'œil, sièges bas, chicha à gogo, culs serrés, braguettes saillantes.
Bref, on affiche la couleur, nous sommes ici pour draguer, s'embrouiller les idées, souffler des tonnes de vapeur dans la caboche et tirer un coup en fin de soirée, avec ces effluves de narguilé version locale revue et corrigée. Et les déclinaisons du genre sont nombreuses. D'ailleurs, entre un café et un salon de thé, il y a un café ou un salon de thé. Un business qui rapporte, sinon les proprios iraient vendre des sardines à la criée. Et dans ce florilège, les gens qui bossent dans ces lieux sont des forçats pour des rémunérations de misère, l'irrespect, l'humiliation, les insultes, les colères, les cris, les mauvaises réflexions et autres incommodités de circonstances.