La notion de vérité est très complexe quand il faut la confronter aux réalités de la vie des uns et des autres. Il faut tenir compte des différences des opinions, de la variété des points de vue, de la complexité des approches pour démêler le vrai du faux et surtout trouver une ligne directrice qui sert de lien entre les ramifications de ce qui est considéré au sein d’une société comme vérité.
Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste
Émile Durkheim avance ceci : «Il ne suffit pas que les concepts soient vrais pour être crus. S’ils ne sont pas en harmonie avec les autres croyances, les autres opinions, en un mot avec l’ensemble des représentations collectives, ils seront niés». Niés et pas réfutés ou rejetés. Le sociologue parle ici, avec précision, de la négation d’une vérité si celle-ci n’entre pas dans le moule du consensus social et idéologique d’un groupe, d’une communauté, d’un peuple, d’une nation. Il y a là cette notion de l’accord social autour d’une idée qui devient une croyance. Ce credo a valeur de variété, comme c’est le cas pour la religion, qui lie un groupe et en devient la vérité première qui le caractérise en modèle démarqué face à d’autres modèles de croyance et de pensée. C’est partant de ce postulat immuable que la société fait barrage à toutes les idées qui ne répondent pas aux fondamentaux qui la régissent. Quelle que puisse être l’idée, si elle ne cadre pas avec ce qui fait autorité au cœur de la société, la pensée en question est condamnée à rester à la périphérie ou alors il faut l’éradiquer quand le groupe estime qu’elle peut représenter une forme d’entorse, voire de danger pour la solidité des arcanes de la communauté.
Ce schéma est aussi vieux que l’histoire humaine. Tout ce qui n’entre pas dans les rangs est hors sujet et donc hors contrôle. Et ce qui est hors contrôle échappe à la domination de l’idéologie en vigueur. Or, la société ne peut tolérer rien qui échappe à sa vigilance. Sa raison d’être est d’aplanir les composantes de son tissu social, pour mieux le contrôler. La moindre déviance est susceptible de créer un déséquilibre qui ne peut être toléré. Toutes les communautés humaines sont construites sur ce même modèle infaillible. C’est dans ce sens que l’on dit que la vérité est rarement pure et jamais simple. Aussi longtemps qu’un homme à la force et surtout la nécessité de rejeter ce que lui impose la société, il peut prétendre vivre une vie selon ses propres choix. Il peut ne pas se compromettre avec les rites sociaux à répétition, qui font loi et qui broient tout ce qui peut gripper la machine qui compresse les individus en en faisant des copies en série les uns des autres. «La peur collective favorise l’instinct grégaire et la cruauté envers ceux qui n’appartiennent pas au troupeau», nous rappelle, à juste titre, Bertrand Russell, qui a dédié sa vie à scruter les mécanismes de fonctionnement des sociétés humaines en relation avec les libertés fondamentales de chaque individu.
Il en ressort que personne ne peut être libre ni prétendre à aucune forme de libération. Et quand même, l’individu a l’illusion d’avoir reconquis un peu de liberté, il doit savoir que la liberté ne peut être que totale et qu’un peu de liberté n'est pas la liberté. Dans cet esprit, Michel Foucault écrit ceci de précis : «Le meilleur moyen de coloniser le quotidien des gens par des mécanismes de contrôle renforcé et global consiste à solliciter non pas seulement leur approbation, mais leur contribution active». C’est-à-dire que pour annihiler toute velléité à vouloir s’affranchir de la mainmise de la société, celle-ci oblige les individus à produire eux-mêmes le système qui les domine et anéantit leur besoin de se libérer du joug de la masse, de la corporation, de la communauté, du groupe. Face à cette vérité sociale immuable et inextricable, il faut savoir que «La grande majorité des hommes ne sont pas des individus purs, et ne le seront jamais, car l’individu pur est une rareté, presque une sorte de phénomène. La grande majorité des hommes doit appartenir à un groupe autonome, une tribu, une nation, un empire. C'est une nécessité comme la nécessité de manger», comme le précise D. H. Lawrence.
C’est cela ce qu’on appelle l’instinct grégaire. Les humains partagent ce sentiment avec toutes les bêtes du règne animal, à l’exception des animaux solitaires, qui ne vivent pas en meute et qui refusent le conglomérat. C’est pour cette raison, que dans toutes les sociétés humaines, le groupe s’emploie à convaincre les réticents par tous les moyens possibles. Le groupe veut convertir les incrédules, ceux qui résistent pour qu’ils coulent dans le moule social. D’ailleurs, tous ceux qui veulent convertir les autres ou les rallier à leurs idéologies, ce n’est jamais dans le but de les sauver, mais de s’assurer qu’ils vont souffrir de la même manière et d’en pâtir aussi intensément que tous les autres. Alors ces convertisseurs épient leurs émules et veillent au grain priant et espérant qu’ils vont tenir et en payer le prix fort allant au bout de toutes les tortures qu’ils ont endurées.
Ce processus a présidé à toutes les grandes invasions de l’esprit par tous les dogmes et toutes les illusions. À ce propos, Friedrich Nietzsche a une formule couperet : «Plus l’individu est social, plus son esprit est vide». C’est pour cette raison qu’être conscient de la vie, de soi et du monde est un poids très lourd. Et plus cette conscience devient accrue, plus l’individu souffre profondément. Cette conscience nous montre à quel point ce monde et cette existence sont absurdes. Et que notre unique certitude est notre propre fin qui ne peut être conçue et vécue qu’individuellement, loin du concept du banc de poisson, qui va, nageoire contre nageoire, vers sa fin programmée. «L’homme serait le plus heureux des êtres si du seul besoin qu’il a d’une illusion quelconque ne naissait aussitôt la réalité», écrivait Le Marquis de Sade.
L’illusion, cette vérité suprême, qui nivelle par la base et crée un solide plafond d’acier autour de la pensée qui aspire à sortir du dôme, quitte à y percer un trou. C’est cette peur qui cimente les sociétés. La peur de voir le plafond de verre éclater en mille morceaux.
Ce qui nous amène à cette autre vérité, celle qui s’insurge face à l’oppression. Celle qui refuse l’écrasement des gens par la pauvreté et la peur. Et plus dangereux encore, leur asservissement par l’ignorance. Pensera à vivre et mourir au bout d’un chemin sans avoir appris, sans avoir vu du monde, sans avoir connu et découvert toute l’immensité de cette trajectoire et des infinies possibilités de s’y perdre est la pire des conditions humaines. Pourtant, tous les humains veulent le confort rassurant de ce mode d’existence qui leur ôte toute liberté en leur donnant l’illusion d’être acteur de leur vie alors qu’ils n’en sont que les comparses : «Le pouvoir exige des corps tristes. Le pouvoir a besoin de tristesse parce qu’il peut la dominer. La joie, par conséquent, est résistance, parce qu’elle n’abandonne pas. La joie en tant que puissance de vie, nous emmène dans des endroits où la tristesse ne nous mènerait jamais», écrit Gilles Deleuze.