D’une manière ou d’une autre, les humains vivent dans la maison de poupées de Dieu. Quoi qu’ils fassent, ils doivent jouer, jouer encore. Jouer toujours. Jusqu’à devenir eux-mêmes leurs propres jouets.
C’est ce cycle immuable qui définit et caractérise l’existence humaine, dans ses multiples variations quelles qu’en soient la teneur et les différentes aspirations et finalités. Cette fatalité du jeu cyclique qui se mord la queue va de la pierre de Sisyphe au fruit de Tantale, incluant les impératifs chimiques d’Éros et l’imminence biologique de Thanatos.
À plus d’un égard, cette vérité humaine trouve un profond écho dans le travail d’un penseur qui a dédié son œuvre à la compréhension de l’absurdité de l’Être. Franz Kafka dit ceci de limpide : «Détruis-toi pour te connaître. Construis-toi pour te surprendre. L’important n’est pas d’être mais de devenir». C’est dans la stricte continuité de la vision du père du Zarathoustra affirmant, telle une sentence : «Deviens qui tu es».
Formule lapidaire si difficile à concevoir dans sa relation avec le flux temporel qui délimite l’existence humaine, avec un début et une fin, allant du passé vers le futur. Sauf que dans cette saillie nietzschéenne, c’est le futur qui précède le passé et définit le présent qui se condense pour devenir une temporalité unique pouvant, par étincelles, toucher à l’éternité de l’instant qui se vit.
C’est exactement ce que l’on peut lire dans cette affirmation qui ne souffre aucune hésitation de la part d’une femme unique dans les annales des lettres humaines : «Je fais reculer la mort à force de vivre, de souffrir, de me tromper, de risquer, de donner, de perdre», précise, à juste titre, Anaïs Nin dont le credo a toujours été de fondre dans la vie, d’en sucer la moelle secrète, de s’en nourrir et d’en alimenter l’esprit par le corps.
Ce cheminement intérieur permet à celui qui l'incarne dans les jours de faire barrage à l’inanité de vivre en cédant à une simple existence, auquel cas, l’homme n’est pas un animal, qui, lui, savoure l’existence sans jamais en perdre une miette. «Vivre est la chose la plus rare au monde. La plupart des gens ne font qu’exister», rappelle Oscar Wilde qui montre ici, de façon évidente, tout l’écart entre vie et existence, qui sont totalement antinomiques. Vivre, c’est agir, c’est modeler cette part de temps qui nous est impartie pour devenir la meilleure version de qui nous sommes, intrinsèquement.
Exister, c’est subir le temps et le poids des circonstances. Vivre, c’est choisir de faire face, d’imposer ses choix à la vie, au-delà de toutes contingences. Exister, c’est accepter ce présent qu’est le miracle du vivant comme un verdict, dans une lecture aberrante de ses positions fluctuantes face au monde. «Le fer se rouille, faute de s’en servir, l’eau stagnante perd de sa pureté et se glace par le froid. De même l’inaction sape la vigueur de l’esprit», avait coutume de répéter Leonard Da Vinci.
Tenir dans la posture du spectateur qui n’est même pas invité au spectacle de la vie, c’est rouiller sur place et geler à la fois le cœur et l’esprit en cédant à l’inanité trompeuse de ce qui prétend tenir lieu de vie. Vladimir Maïakovski avait une phrase pour résumer cet état d’esprit, cette volonté de l’être de ne pas être le comparse dans sa propre pièce de théâtre.
«Il nous faut arracher la joie aux jours qui filent». Ce n’est qu’au prix de ce corps-à-corps avec les instants que l’homme peut prétendre aux différents cercles de la vie allant d’un palier à, l’autre, comme dans la Divine comédie de Dante. Et chaque cercle, même au cœur des Enfers, est une chance pour celui qui va vers son devenir. Car, celui-ci sait d’instinct, que c’est au cœur des tempêtes, que c’est face au vent et contre les intempéries que le caractère se forge.
C’est ce qui fait dire à un poète du dépassement comme René Char, ces vers qui ont valeur de testament : «Hâte-toi, Hâte-toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance». Parce que ces trois aspects de la condition humaine demeurent, au-delà de toute autre considération, ce qui définit l’homme dans son essence. La merveille qui est ce miracle d’être là, ici et maintenant.
La rébellion, ce pouvoir de refuser de subir, d’être là, par hasard, pire, par accident. Enfin, la bienfaisance, c’est-à-dire ce désir impérieux de semer le beau, le bon et le bien pour inonder la terre de bienveillance. Dans ce cheminement, il faut aussi garder présent à l’esprit cette mise en garde de l’auteur du Gai Savoir : «Celui qui combat les monstres doit faire attention de ne pas en devenir un».
Parce que, beaucoup-trop-nombreux sont ceux qui font le choix de nier le merveilleux en l’homme et plongent dans la noirceur facile qui rend compte de l’inclination des humains à céder au pire le préférant au bien se situant toujours en-deçà du bien et au cœur du mal. Cette fatalité découle d’une attitude lâche face à la vie, comme on peut le vérifier chez un poète comme Charles Bukowski disant : «A mon avis, c’est ça qui déglingue les gens, de ne pas changer de vie assez souvent».
Le confort de la même pièce qui se joue ad infinitum. L’illusion de contrôler le vide d’une existence insignifiante, parce que rivée au même, toujours ce même, qui se recycle et en finit avec l’instinct du renouveau qui est l’un des fondements de l’âme humaine. Ensuite, la peur de tenter de changer de vie, allant vers de nouveaux défis et ouvrant de nouveaux horizons au fur et à mesure que l’on explore l’inconnu qui s’étale infini devant soi.
Enfin, la paralysie du choix dans un monde qui a réduit les humains à de simples spectateurs qui consomment en se consumant. Face à cette tragédie, il faut, quoi qu’il en coûte, s’appliquer, à chaque instant, dans l’adversité, face au pire, à n’être personne d’autre que vous-mêmes dans un monde qui s’emploie constamment à faire de vous la copie de tous les autres. Cela veut dire livrer le combat de sa vie, un combat qui n’en finit jamais, parce qu’il engage l’être dans ce qu’il a d’essentiel, sa condition même d’humain qui doit cheminer vers son idéal, qui n’est autre que soi-même.
Ce qui nous met face à cette ironie : «Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler», comme l’assène Julien Gracq. Contempler cette beauté qui nous définit, qui nous nourrit et qui fait de nous des poussières d’étoiles portant en elles toute l’étendue du cosmos. Contempler, c’est-à-dire en déceler le sens caché, le mystère nourricier, la sève éternelle qui crée ce nœud gordien entre ce qui est censé être le début de notre aventure humaine et la fin de ce pèlerinage où l’on est sommé de nous peler, peau après peau, au cours de ce périple.
Dans ce sens, il faut suivre le conseil d’un homme qui savait la valeur indescriptible d’être vivant : «Il faut toujours garder son visage du côté du soleil, et les ombres tomberont toujours derrière soi», affirmait Walt Whitman, le même qui avait donné un autre conseil invitant les uns et les autres à sucer la moelle secrète de la vie en concentrant son propos dans une formule latine si simple et si belle : «Carpe Diem». En sommes-nous capables ? Avons-nous la force pour un tel voyage en soi ? Sommes-nous outillés aujourd’hui pour un tel pèlerinage aux confins de l’inconnu qui réside en nous ?
Comme première tentative de réponse, on peut avancer cette phrase de Louis Calaferte disant que «L’important n’est pas tant de réfléchir que de déchaîner des forces. Ce n’est pas à la sagesse que doit aspirer l’artiste, mais a plus de folie, plus d’audace, plus de liberté». Dans cette perspective, être libre signifie aller vers tous les ailleurs, et accepter aussi, dans sa trajectoire, le poids et l’impact du nulle part.
Et surtout, pour que cette liberté soit effective, il ne faut accorder aucun crédit à ce que les humains nomment communément bonheur. Celui-ci est trompeur, comme nous l’apprend Léon Tolstoï : «Tous les hommes font la même erreur de s’imaginer que le bonheur veut dire que tous les vœux se réalisent». Alors que le pire ennemi de l’homme est cette course derrière ce qu’il croit être la valeur du bonheur, parce qu’il confond confort trompeur et idée d’un certain bonheur. Pourtant, l’expérience humaine (pour ceux qui se sont frottés au macadam des jours) nous montre de manière qui ne souffre aucune erreur que ce que l’on nomme bonheur réside dans l’instant et que le désir de le faire durer lui ôte toute sa part de merveilleux.
Oui, sentir un moment de joie diffuse ne peut excéder un clin d’œil, comme une fraction temporelle arrachée au flux tendu des heures qui vont se perdre dans le magma redondant des jours qui filent vers le néant. Car, au bout du chemin d’un homme, ce qui demeure, ce sont ces instants qui ne ressemblent à rien d’autre dans cette comédie humaine gorgée de tragique. Quelques instants qui ont valeur d’éternité.
Tout le reste n’est que scorie face à l’alchimie de la vie qui refuse d’être simple existence. Ce sont d’ailleurs ces instants uniques qui font barrage face à ce que partage avec nous ici, Honoré De Balzac : «Les belles âmes arrivent difficilement à croire au mal, à l’ingratitude, il leur faut de rudes leçons avant de reconnaître l’étendue de la corruption humaine». Et en la reconnaissant, ils font appel au meilleur en eux pour draper cette vie d’une lumière qui irradie parce qu’elle sème la joie de vivre et d’être reconnaissant.
Par Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste