Attribuée au sénateur romain Caton l’Ancien (IIème siècle avant J.C), cette phrase était systématiquement prononcée par ce dernier à la fin de chacune de ses interventions au Sénat et ce, peu importe le sujet abordé.
Cette injonction lapidaire veut littéralement dire «Carthage doit être détruite», renvoyant ainsi à l’antagonisme civilisationnelle et existentielle qui opposait Rome à Carthage.
Mais ce qui oppose actuellement le Maroc et la Tunisie, est à des années lumières de ce type d’animosité. Cependant, on a pu voir ces derniers jours sur les réseaux sociaux, une incroyable prolifération de Caton(s) l’Ancien. Entre ceux qui insultent la Tunisie, ceux qui caricaturent et moquent son président, et enfin ceux qui vouent aux gémonies le pays de Carthage, l’heure n’est, semble-t-il, pas à l’analyse et à la réflexion. Or, dans ce genre de dossier, il faut savoir raison garder, et ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, ou plus contextuellement, de jeter la Tunisie avec la Kaïs Saïed.
Le patriotisme est un sentiment noble, et il n’est aucunement question ici de condamner ou juger la réaction de Marocaines et Marocains, offensés à juste titre par la récente provocation du président tunisien. Il s’agit avant tout de contribuer modestement à calmer les esprits et à nourrir un patriotisme plus intelligent et moins impulsif. Car le dossier est beaucoup plus complexe que ne le laissent croire les apparences.
Mais commençons par le commencement.
Kaïs Saïed est certes un grand juriste, mais un politicien novice, et par conséquent potentiellement maladroit. Il ne s’est investi en politique au sens professionnel du terme qu’en 2016, avec la création du mouvement «Mouassissoun», dont l’étendard fut la lutte contre la corruption et les violations de la constitution. Avant cette date, ces premières prises de position sur le champ politique débutèrent avec le printemps arabe en 2011, qu’il a activement soutenu à partir de sa faculté de droit.
Neuf ans plus tard et à la surprise de tous, Saïed devient président de la république tunisienne en 2019, grâce à une frange importante de la population, dégoutée par la corruption d’une oligarchie qui, en verrouillant le système politique et économique, a confisqué au peuple tous les acquis de la révolution de 2011.
Dans ce contexte, sa sobriété, sa rhétorique et sa virginité politique ont joué largement en sa faveur. Mais comme le dit si justement le proverbe, les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent.
Car même si le cheval de bataille de son investiture fut de lutter sans merci contre la corruption et les violations de la constitution, les décisions qu’il a été amenées à prendre n’ont jusqu’à l’heure pas donné de résultats flamboyants.
Etant dans un régime semi-présidentiel, Kaïs Saïed a dû composer pendant presque deux ans avec l’un de ses ennemis jurés, le parti islamiste Ennahda, pour la composition d’un gouvernement qui fut d’ailleurs remanié à plusieurs reprises. Las de ce bras de fer qui bloquait toute possibilité de réforme, Saïed décide en avril 2021 de bloquer une loi organique visant la création d’une Cour constitutionnelle. Pas très orthodoxe pour celui qui se présentait comme le grand défenseur devant l’éternel du respect de la constitution.
Mais ce n’est que trois mois plus tard que l’on comprendra la raison de ce coup tactique, puisque le 25 juillet de la même année, Saïed invoque l’article 80 de la constitution pour décréter l’état d’exception, sans qu’une Cour constitutionnelle n’existe pour juger de sa légitimité.
Dissolution du gouvernement et du parlement, levée de l’immunité des parlementaires, gouvernement par décrets, abolition de la séparation des pouvoirs…, Kaïs Saïed est désormais maître à Carthage.
Plébiscité par la majorité des Tunisiens et possédant désormais tous les pouvoirs, Saïed n’a plus aucun alibi pour échouer dans sa lutte contre la corruption.
Cependant, rien ne sera sérieusement entrepris dans ce sens, au moment même où le pays s’enfonce dans des crises simultanées (sanitaire, économique, politique…). Rappelons au passage que durant le pic de la pandémie COVID-19, le Maroc a offert une importante aide sanitaire à la Tunisie. Mais certains ont la mémoire trop courte…
Ayant perdu l’appui du monde occidental qui voit dans l’aventurisme politique de Saïed une dérive autoritaire, la Tunisie se voit refuser des prêts de toute part, autant de la part du FMI que des partenaires occidentaux.
Jusqu’ici, en tant que souverainiste, je ne m’autorise aucunement à porter un quelconque jugement de valeur sur les évènements évoqués précédemment. Comme dit l’adage : «Charbonnier est maître chez soi».
Mais c’est au niveau de la politique extérieure de l’Etat tunisien, désormais incarné exclusivement par son Président, que le bât blesse.
Car asphyxié par la crise économique, la montée du chômage et du surendettement, l’Etat tunisien a fini par succomber aux chants envoûtants des sirènes, ou plutôt des généraux algériens.
Ces derniers ont octroyé à la Tunisie un prêt de 150 millions de dollars en 2020, et de 300 millions de dollars en novembre 2021. Une prochaine rallonge de 200 millions de dollars serait actuellement secrètement discutée selon plusieurs sources non officielles. Et dans un contexte de crise énergétique mondiale, la Tunisie n’entend pas se priver de sa quote-part de 6%, prélevée sur le gaz algérien qui passe par son territoire pour être livré à l’Italie via le gazoduc «TransMed».
La contrepartie ? Elle demeure obscure dans sa teneur, mais manifeste dans sa forme.
Soit Saïed a accepté de participer aux côtés d’Alger à une politique d’endiguement diplomatique du Maroc au Maghreb et en Afrique, ce qui affectera profondément les relations entre le Maroc et la Tunisie sur le long terme.
Soit, la Tunisie devra se contenter de jouer une pièce de théâtre, en permettant à Brahim Ghali de porter le costume d’un chef d’Etat, comme l’on porterait un déguisement dans un carnaval. Dans ce cas de figure, il s’agit d’une erreur diplomatique qui pourrait éventuellement être réparée sur le moyen-terme, à travers un dialogue franc et direct entre nos deux diplomaties.
Pour ma part, la première hypothèse me semble totalement exclue, quoique tout est possible en diplomatie. Mais rien dans le parcours ni dans la formation intellectuelle et idéologique de Kaïs Saïed ne laisse entrevoir le moindre élément, justifiant une quelconque animosité à l’égard du Maroc.
Ce à quoi nous assistons ces derniers mois, me semble relever davantage d’un opportunisme courtermiste, que d’un positionnement principiel.
Quoi qu’il en soit, ces décisions ne peuvent être reprochées ni au parlement tunisien qui n’existe plus, ni au peuple tunisien qui n’a plus de représentants. Par conséquent, ce revirement diplomatique tombera tôt ou tard, en même temps que le pouvoir de Kaïs Saïed.
En attendant, laissant notre diplomatie faire son travail, et efforçons-nous à notre niveau de maintenir les liens d’amitié et de fraternité qui nous unissent avec nos sœurs et frères tunisiens, dont beaucoup ont d’ailleurs exprimé leur désaccord profond avec la récente provocation infondée de leur président.