La récente fatwa du Conseil supérieur des Oulémas (CSO) ouvre la voie à l’institutionnalisation de la Zakat au Maroc, en établissant un cadre structuré pour sa collecte et sa distribution. Avec un potentiel estimé à plus de 5 milliards de dollars, elle pourrait devenir un levier majeur de développement socioéconomique, à condition d’être gérée avec transparence. Entretien avec Me Abdelhakim El Kadiri Boutchich, juge de résolution des différends, expert en économie islamique et consultant international en audit et évaluation entrepreneuriale.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo: Quelle lecture faites-vous de la nouvelle fatwa du Conseil supérieur des Oulémas concernant la Zakat, et en quoi cette évolution marque-t-elle un tournant au Maroc ?
Me Abdelhakim El Kadiri Boutchich : Cette fatwa change profondément la donne. Elle fait passer la Zakat d’un registre largement individuel à un cadre structuré, cohérent et officiellement reconnu. Jusqu’ici, beaucoup de Marocains s’appuyaient sur des avis dispersés. Désormais, nous disposons d’un référentiel clair comme des biens soumis à la Zakat, seuils, taux, délais et catégories de bénéficiaires. Ce tournant est d’autant plus important que la fatwa est pensée en lien direct avec l’économie réelle. Elle ne répète pas simplement des règles anciennes, elle les traduit dans le contexte d’un Maroc moderne, avec un tissu entrepreneurial diversifié. Avant d’institutionnaliser la Zakat, il fallait sécuriser la base religieuse et méthodologique. La fatwa pose précisément ces fondations.
F. N. H. : Comment une Zakat institutionnalisée et bien gouvernée pourraitelle contribuer au développement économique et social du pays ?
Me A.E.K.B : Institutionnalisée et gouvernée selon des standards modernes, la Zakat devient un mécanisme économique extrêmement puissant. Elle agit sur trois niveaux, à savoir le soulagement immédiat, l’inclusion économique et la cohésion sociale. Les données internationales évaluent le potentiel mondial de la Zakat de 200 à 1.000 milliards de dollars, alors que les institutions n’en collectent réellement que 10 à 15 milliards de dollars. Dans les pays de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), elle peut représenter 1,8% à 4,3% du PIB, et jusqu’à 3,4% pour l’Indonésie, 3,7% en Égypte et plus de 2,5% au Bangladesh. Pour le Maroc, les estimations évoquent 5,2 milliards de dollars et la possibilité de sortir environ 400.000 personnes de la pauvreté. L’étude du chercheur et universitaire indonésien Randi Swandaru montre d’ailleurs que la digitalisation (traçabilité, accès en ligne, services électroniques) augmente significativement la collecte en renforçant la confiance.
F. N. H. : Plusieurs pays arabes et musulmans ont mis en place des systèmes formalisés de collecte et de gestion de la Zakat. Quels enseignements le Maroc pourrait-il tirer de ces expériences étrangères pour structurer son propre modèle ?
Me A.E.K.B : Les enseignements sont nombreux. D’abord, les chiffres montrent l’ampleur du potentiel mondial, mais aussi le faible niveau de collecte effective : 10 à 15 milliards seulement sur plus d’un trillion possible. Cela indique que sans cadre crédible, une grande partie du potentiel reste inexploitée. Ensuite, chaque pays a développé un modèle adapté à ses réalités. En ce qui concerne la Malaisie, elle a opté pour un système très structuré et bien encadré. De son côté, l’Indonésie a adopté un modèle plus flexible, mêlant institutions publiques et organisations privées. Mais rien n’est possible sans confiance. L’exemple du Pakistan le montre. Ainsi, lorsque le prélèvement automatique a été instauré sans transparence suffisante, beaucoup ont retiré leur argent des banques. À l’inverse, les pays ayant renforcé les audits, rapports publics et digitalisation ont vu leur collecte progresser. De ce fait, on retient trois enseignements : primo, la Zakat a un potentiel immense; secundo, les pays performants ont un cadre moderne et transparent; et tertio, la digitalisation est devenue indispensable.
F. N. H. : Comment garantir la transparence et la bonne gouvernance d’un futur Fonds national de la Zakat ?
Me A.E.K.B : La clé, c’est la confiance. Sans elle, aucun système de Zakat ne peut fonctionner. Il faut d’abord une loi robuste définissant clairement la collecte, la distribution, le contrôle et l’audit. Il faut aussi une agence dédiée, indépendante, dirigée par des profils compétents et intègres. Ensuite, la transparence doit être totale avec des rapports publics annuels, les détails des projets financés et des audits externes indépendants. Les citoyens doivent savoir où va leur argent. La digitalisation, via le paiement en ligne, la traçabilité et le suivi en temps réel, sont un élément déterminant qui, comme le montre l’expérience indonésienne, renforce immédiatement la confiance. La gouvernance doit être inclusive, associant finance islamique, économie, société civile et personnalités reconnues. Des mécanismes de feedback sont nécessaires pour permettre aux citoyens d’exprimer leurs préoccupations. L’exemple du Pakistan montre que lorsque la confiance disparaît, l’évasion de la Zakat se développe. La transparence, la communication et la preuve d’impact sont donc essentielles.
F. N. H. : Le Maroc dispose déjà d’initiatives sociales telles que l’INDH ou les programmes de soutien directs aux ménages. Comment articuler la Zakat avec ces dispositifs pour renforcer la complémentarité des actions ?
Me A.E.K.B : Cette question est pertinente. L’objectif n’est pas d’opposer la Zakat aux programmes sociaux comme l’INDH, mais de comprendre comment ils peuvent travailler ensemble, de façon complémentaire, pour maximiser l’impact social. La Zakat n’est pas un substitut aux programmes publics. C’est une ressource additionnelle, à la fois spirituelle et financière. L’INDH mobilise des moyens importants pour le développement humain. La Zakat, avec un potentiel estimé à plus de 5 milliards de dollars pour le Maroc, peut combler certaines lacunes, amplifier les actions existantes et atteindre des populations que les dispositifs classiques touchent parfois difficilement. La Zakat et l’INDH poursuivent la même mission, celle de lutter contre la pauvreté. La Zakat peut financer des micro-projets, offrir un capital de départ ou du matériel à des personnes vulnérables, tandis que l’INDH assure la formation, l’accompagnement ou l’inclusion économique. Les bénéficiaires de la Zakat recoupent souvent ceux ciblés par les programmes sociaux, ce qui renforce la logique de complémentarité. Pour articuler efficacement la Zakat avec les politiques sociales, l’enjeu n’est pas de reproduire des modèles étrangers, mais d’adopter des principes de gouvernance adaptés à notre contexte. Cela implique notamment : • des mécanismes de coordination entre le futur Fonds national de la Zakat et les instances de l’INDH; • une transparence totale : rapports conjoints, évaluations d’impact, communication claire et accessible. Plus la gestion est transparente, plus la confiance s’installe, et plus la collecte progresse. L’idée est d’adopter une vision globale : l’État pose les fondations, la Zakat renforce l’effort national. Ensemble, ils peuvent mieux cibler les familles vulnérables, soutenir l’inclusion économique et assurer un appui durable. Si la coordination est solide et la gouvernance réellement transparente, la Zakat peut devenir un levier puissant, parfaitement complémentaire à l’INDH, pour construire un Maroc plus juste et équitable.
F. N. H. : Comment la Zakat peut-elle s’intégrer dans une vision plus large d’économie solidaire et inclusive ?
Me A.E.K.B : La finance islamique moderne a été structurée par des institutions comme l’Organisation de comptabilité et d'audit pour les institutions financières islamiques (AAOIFI) et les services financiers islamiques (IFSB) pour organiser la circulation équitable de la richesse et réduire les inégalités. La Zakat est au cœur de cette architecture. Bien appliquée, elle devient un instrument stratégique de justice sociale, de réduction de la pauvreté et d’inclusion économique. Elle injecte du pouvoir d’achat directement dans les couches les plus modestes, dynamisant ainsi l’économie locale. La Zakat peut financer des micro-projets, soutenir les artisans, femmes entrepreneures ou agriculteurs, et compléter les programmes publics. Là où l’action publique manque de rapidité ou de flexibilité, la Zakat intervient immédiatement pour soutenir les familles vulnérables. Elle encourage également une vision éthique de la richesse, à savoir circulation de l’argent, investissement responsable et socialement utile. Enfin, une gestion transparente renforce la solidarité communautaire et soutient les initiatives locales et coopératives. En définitive, la Zakat n’est pas un élément secondaire. Elle peut devenir un pilier d’un développement solidaire et inclusif si elle est harmonisée avec les réalités marocaines et gérée avec transparence et modernité.