La peur fait recette. La peur est rentable à tous les niveaux. La peur, c’est le meilleur fonds de commerce pour asservir les autres, pour les contrôler, pour les mener là où l’on veut, pour peu que l’on joue sur cette peur et qu’on fasse miroiter les solutions pour la faire disparaître. La peur est ce socle hideux sur lequel se sont érigés des empires liberticides. La peur remplit son rôle de tueuse en série, et ce, de tout temps. Il suffit de la semer dans le corps fébrile de la société pour qu’elle germe et pousse profondément ses racines pourries.
Mais il faut la nourrir, et tout le temps. Il faut lui insuffler d’autres ingrédients pour qu’elle prenne racine. Il lui faut, en flux continu, une bonne dose de méfiance, beaucoup de doute et un sentiment constant d’insécurité. Ce sont les principaux ingrédients pour faire de la peur une arme d’immobilité massive. La peur paralyse l’individu et s’insinue dans tout le corps social comme un venin distillé, goutte à goutte, qui doit être inoculé à tous les autres, par contagion, par mimétisme, par partage forcé.
Celui qui prend peur, veut à tout prix en faire part à l’autre, aux autres, et si c’est possible, à tous les autres. Cela le rassure. Cela soulage de savoir que tous les autres sont transis de crainte. Cela apaise d’être certain que tout le monde est logé à la même enseigne et que la peur fait son chemin de sape. Celui qui a peur accepte n’importe quel remède pour un peu de répit. On peut lui prescrire tous types de palliatifs pour juguler ce creux dans le ventre qui le ronge à petit feu.
On peut lui vendre n’importe quelle panacée pour calmer cette boule de feu qui lui crame les entrailles. Et plus la peur n’a aucun visage, plus on lui en colle. Elle se drape alors de tous les oripeaux possibles et imaginables, et incarne toute la laideur de la vie. Elle porte alors tous les visages de nos attentes avortées, toutes les facettes de notre désespérance, toute la terreur de notre mal-être le plus secret.
On pourrait, à tort, penser et croire que, plongeant dans ce que nous avons de pire en nous, nous serions capables d’atteindre ce que nous avons de meilleur en nous. Rien n’est plus faux. Certes, «L'homme a besoin de ce qu'il y a de pire en lui s'il veut parvenir à ce qu'il a de meilleur.» (Ainsi parlait Zarathoustra)
Mais la peur n’est pas le pire en nous. Elle est tout au plus un sentiment tronqué qui nous donne l’illusion de pouvoir agir. La peur ne peut s’apparenter à un moteur d’action que lorsqu’elle devient une source inépuisable de riposte. Ce qu’elle est très rarement. La peur annihile la réaction ou en crée de fausses. Nous pouvons aussi rater tous les virages possibles à cause de la peur. Nous pouvons négocier les meilleurs chemins de traverse et ne toucher à aucun but. Non pas que l’idée du but atteint nous soit haïssable, mais juste que le moteur de la peur est souvent un siège éjectable qui nous fait atterrir n’importe où.
Sur un plan individuel, ce qui est censé être un cheminement motivé par la crainte n’est en définitive qu’une course débridée vers nulle part. Celui qui a peur d’être quelconque finit immanquablement par devenir rien. (Emil Michel Cioran) Sur un plan collectif, jamais la peur n’a enfanté de grandes choses dans l’Histoire. Rien de grandiose ne peut naître de ce sentiment. Par contre, tout ce qui est bas, découle de la peur qui assomme, qui asservit et qui paralyse. En somme, la peur peut tuer d’un coup sous l’effet d’une frappe chirurgicale qui lamine celui qu’elle a pour cible. Soit, elle tue à feu doux. Elle s’immisce et bouffe toute énergie vitale.
Ce qui est terrible avec la peur, c’est qu’on peut vivre avec toute une vie durant. Elle peut nous accompagner durant toute une existence et finir avec notre dépouille six pieds sous terre. La peur a ceci de particulier, c’est que l’on finit par l’accepter. On s’en accommode. Elle finit par faire sa place dans nos vies et nous semble tout naturel de l’inviter à table. On lui dresse le couvert et elle fait ce qu’elle a à faire : nous faire rater nos vies parce que c’est elle qui a pris les commandes. Elle nous dirige. Elle nous manipule. Elle nous façonne à sa guise. Nous en devenons les pantins disloqués.
Parce que nous avons, un jour, accepté de cohabiter avec la peur, nous lui avons donné de la place et elle a fini par prendre tout le territoire intérieur. C’est parce qu’une fois, un jour, à un moment précis de notre vie, nous n’avons pas eu le courage de dire non et de refuser la peur, elle s’est emparée de nous et nous a ruinés. «Il est préférable d'affronter une fois dans sa vie un danger que l'on craint que de vivre dans le soin éternel de l'éviter.» (Marquis de Sade) Le déclencheur, c’est justement cet évitement.
Le grand catalyseur de la peur, c’est l’ajournement. C’est l’incapacité de réagir sur le vif. C’est aussi le confort de céder sa liberté au nom du vivre-ensemble pour ne pas avoir à prendre des décisions sans appel. C’est également le fait de nier ses origines animales pour sombrer dans un semblant d’humanité larvaire. Face à la peur, il n’y a qu’une unique porte de sortie : la liberté. Oui, être libre, quitte à en crever. «Le seul moyen d'affronter un monde sans liberté est de devenir si absolument libre qu'on fasse de sa propre existence un acte de révolte.» (Albert Camus)
Etre libre, c’est un choix mûrement réfléchi. Être libre, c’est un acte de résistance dans un univers régi par la peur. On sème la peur pour contrôler les autres. On les tient au bout d’un fil et on actionne le mécanisme. La marionnette regimbe, la poupée sautille, la mascotte se tord et ne peut aucunement briser ses chaînes ni ses entraves. Elle angoisse. Elle perd tout repère. Elle accepte tout ce qu’on lui impose. Elle cède ce qui lui reste d’humanité pour continuer à tourner dans le circuit fermé des existants.
Car vivre, c’est être libre à mourir de vertige. C’est le défi de tout récuser pour imposer sa volonté. C’est attendre à ce stade où l’angoisse devient le vertige de la liberté. (Sören Kierkegaard)
Abdelhak Najib
Ecrivain-Journaliste