«Observer attentivement, c’est se rappeler distinctement», avait coutume de répéter Edgar Allan Poe. Dans ce sens qu’il faut être alerte, l’esprit éveillé, les sens aiguisés, avec une acuité à toute épreuve. Autrement dit, il ne faut pas végéter en laissant les événements de l’existence imprimer leur rythme et leurs lois.
Abdelhak Najib
Écrivain-journaliste
Il faut donc résister au flux tendu des heures avec leur lot de situations humaines et inhumaines les plus implacables. Il faut être vigilant pour ne pas glisser vers l’inanité et la vacuité, comme c’est le cas de milliards de citoyens de ce monde aujourd’hui. Ils ne vivent pas. Ils subissent le temps et les circonstances qui en découlent. Ils n’ont aucune incidence sur leur vie. Ils se font écraser par la lourdeur des mécanismes communautaires. Ils ploient sous le joug du non-choix.
Pourtant, nous avons, tous, le choix. Le choix de dire non avant de dire oui à l’existence et ses terribles contingences quand celles-ci écrasent les hommes et les réduisent à une simple tuyauterie qui ingère, qui digère et qui expulse des scories. Un simple rouage téléguidé qui n’a aucune capacité de résistance à quoi que ce soit, puisqu’il cède à tout et devient la marionnette de tout ce qu’on lui met entre les doigts. N’étant sûr de rien, surtout de ce qu’il aurait pu devenir, il n’est plus rien.
Il devient une chose manipulable que l’on actionne à volonté, dans tous les sens et surtout les contresens. Cette condition n'est même pas celle de l’animal, puisque celui-ci, malgré l’apprivoisement, continue d’avoir des résistances et se montre très résilient face à l’adversité et aux pressions quelle que puisse être leur nature. La condition des hommes modernes n’est même pas celle du végétal qui a des propriétés naturelles de faire face à toutes les intempéries et à tous les aléas, avec de grandes facultés d’adaptation, dans les milieux les plus hostiles.
Il va sans dire que l’homme n’a aucune valeur face à la force du minéral. Quand le premier s’effrite aisément, certains minéraux sont tout bonnement indestructibles et ont eu besoin de plusieurs milliards d’années pour forger leur éternité. C’est l’homme, le maillon faible, dans cette chaîne. C’est pour cette simple raison qu’il est le plus facilement destructible. Pire, on peut aisément l’annihiler. Surtout que lui-même participe activement et sans retenue à son propre anéantissement. Il adhère à l’idée de sa fin programmée. Il y travaille. Il s’acharne. Il trime pour en finir le plus vite possible avec lui-même.
Michel Foucault avait écrit ceci de si vrai : «La philosophie antique nous apprend à accepter notre mort, la philosophie moderne celle des autres». Ici la formule prend plusieurs significations en strates. D’abord, on souscrit facilement à l’achèvement des autres, parce que l’homme est une entité haineuse, profondément portée sur le mal qu’elle s’applique à propager comme le bacille d’une pathologie rare et dévastatrice. Ensuite, l’homme refuse l’idée de sa mort, mais dit Amen à celle des autres, par lâcheté et grande ignorance du sens même de la vie. Enfin, l’homme est une entité désancrée qui n’a pas de racines solides. Elle pousse sur du vide.
C’est dans ce sens que les hommes sont toujours contre la raison quand la raison est contre eux. Pire, c’est la déraison qui les guide. L’ignorance et cette mensongère conscience de soi comme étant quelqu’un. Alors que les hommes, au fond, ne sont rien, s’ils ne font que couler dans les jours, sans penser, sans réfléchir, sans avoir une véritable incidence sur leurs vies et sur le monde où ils sont censés évoluer. «Quand le peuple sera intelligent, alors seulement le peuple sera souverain», assène Victor Hugo, à juste titre. Car, sans intelligence, les uns comme les autres, sont tout bonnement de simples bêtes de somme que le monde écrabouille tel un affreux rouleau compresseur. Avec cette constance qui accompagne toutes les phases décadentes de l’histoire de l’humanité : la déshumanisation systématique de ce qui fait l’essence du genre humain.
Dans ce sens, l’inhumanité se drape de tous les oripeaux de l’horreur et en fait la règle absolue. «Plus l’effondrement d’un empire est proche, plus ses lois sont folles», avait écrit Cicéron. Cet effondrement est sous-tendu par cette inclination programmée à la terreur systémique, à la mise en place d’une médiocratie soutenue et de la peur comme régulateur des humeurs sociales. Quelqu’un a dit un jour que quand les politiciens urinent sur le peuple, les médias s’empressent de dire aux gens que c’est de la pluie salvatrice. C’est cela l’art de rendre les sociétés aveugles, bêtes et atones. Car, l’art de connaître est de savoir quoi ignorer.
Avec cet impératif qui transcende les âges : Dans cette vie nous avons tous besoin de ce brin de folie qui nous permet de continuer d’avancer alors que tout ce qui nous entoure tombe en ruines. Face à ce désastre, il faut se rendre à cette vérité absolue : Nous vivons à la pire époque de l’histoire, au milieu de la pire espèce humaine qui existe.
Dans cette configuration ultime, il faut aussi retenir ceci : Les gens sont comme des primates, quand ils se bagarrent ils détruisent la moisson et quand ils se réconcilient ils dévorent toute la jungle. La situation est tellement fichue que nous n’avons plus que ce constat à faire et ce conseil, qui vaut ce qu’il vaut : Rassurez-vous, entre vous, tout autant que vous êtes. L’enfer est vaste pour accueillir tout le monde. Ce n’est pas la peine de mettre toute cette considérable débauche d’énergie et de temps pour être la personne la plus mauvaise et la plus horrible sur terre. Prenez du repos du mal que vous semez. Prenez du répit. Soufflez un peu.
Avec cette mise en garde qu’il ne faut jamais perdre de vue : Souvent, dans cette vie notre plus grand exploit est de garder toute sa tête et de continuer à vivre dans le respect des autres, avec bienveillance, malgré le fait que l’on soit entouré d’une légion de fous et d’imbéciles.