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«Fatima, la sultane inoubliable» : Un film contre l'oubli

«Fatima, la sultane inoubliable» : Un film contre l'oubli

Pour acter cette journée du 8 mars 2024, rien de plus approprié que de revenir sur une grande figure de la pensée marocaine et arabe, Fatima Mernissi, à travers le film du réalisateur marocain, Mohamed Abderrahmane Tazi. Celui-ci lui a rendu hommage d’une manière à la fois délicate et intime.


 

 

 
«La dignité c'est d'avoir un rêve, un rêve fort qui vous donne une vision, un monde où vous avez une place, où votre participation, si minime soit-elle, va changer quelque chose», avait écrit la sociologue et militante, Fatima Mernissi.

C’est dans la droite ligne de cette assertion que se lit le film réalisé par Mohamed Abderrahmane Tazi sur la vie et le parcours de Fatima Mernissi, sociologue, anthropologue et romancière marocaine. Le propos du film est simple : aborder l’histoire d’une femme d’exception, avec un regard juste, sans pathos ni fioritures. L’essentiel est de faire connaître cette pensée derrière la femme, cet engagement pour la liberté, cette rigueur dans l’action et dans le verbe.

«J’ai fait ce film pour le grand public et pour pousser tous ceux qui ne la connaissent pas à aller lire ses livres», confie Mohamed Abderrahmane Tazi. Recevant le réalisateur à l’émission, Sada Al Ibdae, que je présente pour la télévision marocaine, il a partagé avec nous son sentiment par rapport à la réception d’abord de l’oeuvre d’une telle femme, ensuite, de son héritage, qui semble aller vers l’oubli. D'où le titre du biopic : la sultane oubliée. Et c’est là la tragédie de notre culture : non seulement les grands penseurs passent presque inaperçus, mais, une fois disparus, on les relègue aux oubliettes de l’histoire, même dans les arcanes officielles. Comme si notre pensée marocaine, au-delà de Fatima Mernissi, en considérant les apports majeurs de figures comme Mohamed Abed Al Jabri ou Mohamed Aziz Lahbabi, pour ne citer  que ces deux figures, était frappée du sceau du déni. 

C’est contre cette négation doublée d’une grande négativité que le scénario, écrit par la cinéaste Farida Belyazid, en binôme avec Mohamed Abderrahmane Tazi, se veut d’abord un hommage à cette grande figure de la pensée marocaine et arabe, qui n’a pas eu tout le rayonnement qu’elle méritait. Le travail de mémoire est ici important puisqu’il met en lumière les travaux d’une femme qui a refusé le préétabli et qui a dédié son existence à la recherche, à poser des questions partant du principe que le philosophe, le véritable, est celui qui interroge et qui ne se soucie guère des réponses, surtout celles toutes faites.

Cette démarche rejoint d’ailleurs un des crédos de Fatima Mernissi : «Un des privilèges de l'écriture, pour moi en tous cas, c'est d'écrire ce qui me passe par la tête, comme je le fais maintenant. Mais, quand je dis «ce qui me passe par la tête», je ne veux pas dire que c'est désordonné. Le processus d'écrire est très mystérieux. Mais ce qui est sûr, c'est qu'il n'est pas désordonné. Il obéit à un ordre qui n'est pas celui du lecteur, c'est tout. Souvent, dans certains genres d'écritures, les plus intéressantes selon moi, cet ordre échappe à l'auteur aussi», lit-on dans «L’amour dans les pays musulmans».

Dans le film, rien de tel. L’écriture est limpide. La cohérence narrative tient lieu de trame nouée autour d’une personnalité complexe comme l’auteure, elle-même, constamment scrutant de nouveaux horizons et allant sur des sentiers encore inconnus dans la pensée arabe dans sa relation avec le sacré et les interdits. «Tout le monde a en soi des trésors cachés. La seule différence vient de ce que certains réussissent à les exploiter contrairement à d'autres. Ceux qui ne parviennent pas à découvrir leurs précieux talents se sentent malheureux toute leur vie, tristes, maladroits avec les autres, et sont souvent agressifs. Il est indispensable d'exploiter son talent pour pouvoir donner, partager et briller», écrit à juste titre Fatima Mernissi dans «Rêves de femme, une enfance au harem». 

Et c’est dans cette optique qu’elle voyait le rôle de la femme au cœur de la société : consciente de sa valeur, de ses talents, de sa place et de son impact sur son environnement qu’elle peut façonner et remodeler par la passion, par l’engagement, par la beauté et par la responsabilité. Car, pour Fatima Mernissi, être femme, c’est d’abord être responsable de qui nous sommes, avec soi et dans nos rapports aux autres et à la communauté. Cette conscience du sens de la responsabilité passe par une lecture profonde de soi, avec introspection, sans pathos et au-delà des contingences confessionnelles et sociales.

«Reste à avoir pourquoi, de nos jours, c'est l'image de la femme de «l'âge d'or» , une «esclave» qui intrigue dans les couloirs quand elle désespère de séduire, qui symbolise l'éternel féminin musulman, alors que le souvenir d'Umm Salam, d'Aïcha, et de Sakina n'éveille aucun écho et apparaît étrangement lointain et irréel», interroge rhétoriquement l’auteure. 

Être femme, c’est refuser ce diktat. C’est avoir la force de dire non et d’imposer des choix, quitte à en payer le prix. Parce qu’il faut payer un lourd tribut à la liberté dans ses multiples ramifications. Et cette pensée qui fait de l’approche de Fatima Mernissi une lecture sans concession du cumul moral et religieux dans nos sociétés arabes et musulmanes.

«Les Arabes ont osé deux choses qu'aucune grande civilisation n'avait osé : nier le passé, un passé-ténèbres d'une part, et occulter le féminin d'autre part. Or, le passé et le féminin sont les deux pôles qui permettent de réfléchir à cette source de toutes les terreurs : la différence. Car comment distinguer le nouveau si l'ancien est interdit de «voir», si la Jahiliya (période pré-islamique) est trou noir, ténèbres existentielles ? Et comment, dites-moi, distinguer le masculin, si le féminin est interdit de «voir»…», écrit-elle dans «Islam et démocratie».

Là aussi, Fatima Mernissi pousse l’analyse plus loin et interroge les fondements même d’une certaine pensée islamique, en décalage par rapport aux mutations humaines et sociales, à travers les âges. Mieux, la sociologue se penche sur le passé et le nouveau avec le regard de celui qui cherche à y trouver une ligne de pensée émancipée des poncifs éculés d’un rigorisme à la fois moral et sacerdotal.

«L'Islam est probablement la seule religion monothéiste dont l'exploration scientifique est systématiquement découragée, pour ne pas dire interdite, car un Islam rationnellement analysé est difficile à mettre au service des despotes. En tout cas, l'histoire musulmane dont nous disposons est celle commandée par les vizirs pour les besoins des palais des khalifes. Passer sous silence ce que le peuple pense de l'imam est la priorité dans cette mise en écriture de la mémoire», précise l’écrivaine.

Autrement dit, il faut sortir de ce carcan qui oblitère la vision et drape la pensée d’un voile d’obscurantisme. C’est là que la pensée de Fatima Mernissi est avant-gardiste dans une société marocaine, toujours ballottée entre archaïsmes et peurs tenaces. «La peur de l’autodétermination des femmes est au centre de l’organisation de la famille dans l’ordre musulman», peut-on lire dans «Sexe, idéologie, islam».

Dépasser cette peur, c’est ouvrir le champ des possibles. C’est justement ce que nous montre le film de Mohamed Abderrahmane Tazi. La détermination d’une femme qui a livré un combat âpre contre la démagogie sous toutes ses formes.

«Dans son combat pour la survie et la liberté, Schéhérazade ne commande pas à des soldats mais à des mots. [...] Les Mille et une nuits chantent le triomphe de la raison sur la violence», souligne Fatima Mernissi mettant ainsi en exergue la valeur du verbe et le poids des mots qu’il faut employer avec justesse, avec discernement et surtout avec responsabilité.

C’est d’ailleurs face à l’utilisation des mots qu’elle s’est attaquée à Kant, sur un volet précis : «Le message de Kant est basique : la féminité, c'est la beauté; la masculinité, c'est le sublime. Le sublime, bien sûr, c'est la capacité de penser, de s'élever au-dessus de l'animal et du monde physique. Et il est prudent de respecter la distinction car une femme qui touche au sublime est aussitôt punie de laideur.

Les jugements de Kant, considéré comme «le plus éclairé des Allemands du siècle des lumières», sont aussi définitifs que ceux des ayatollahs. La seule différence entre eux deux est que l'ayatollah pose une frontière entre le privé (monde féminin) et le public (monde masculin), tandis que Kant la pose entre la beauté (privilège des femmes) et l'intelligence (privilège des hommes)», dans «Le harem politique : le prophète et les femmes». 

C’est dire tout le courage de cette femme qui doit avoir une place de choix dans les annales de la pensée marocaine, comme l’affirme aussi le film de Mohamed Abderrahmane Tazi qui fait ici office de piqûre de rappel contre la médiocrité et les idéologies suspectes que Fatima Marnissi a toujours combattues.

Abdelhak Najib
Écrivain-critique de cinéma

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