Par Abdelhak Najib
Casablanca, à elle seule, compte des milliers de petits dealers à la petite semaine qui passent le plus clair de leur temps à jongler avec les sacro-saints préceptes de la physique pour ne pas tomber entre les mains de la police. Ils courent, ils se cachent, ils changent de quartier, ils délèguent à d'autres le sale boulot, ils encadrent des enfants de la rue qui finissent souvent dans le centre de redressement d'Oukacha. Et en fin de parcours, aller passer un séjour aux frais de la communauté derrière les barreaux.
Entre dealers, les codes sont connus, «On te laisse faire tes petites affaires pour un temps et après il faut que tu raques, c'est-à-dire qu'en fin de route, on t'envoie pour un temps au froid pour que tu ne te prends pas trop au sérieux». Alors les petits trafiquants pullulent. Ils dealent pendant des mois et finissent par laisser tomber quand ils n'ont pas la tête dure et les os solides pour supporter les allers-retours entre Oukacha et le quartier. Ou par devenir des poteaux de quartiers, des loques humaines, des épaves sur le macadam, jointés, avinés, shootés, cimentés à un coin de rue ou une table de café, un joint au bec et la tête dans le cirage.
Dans le tas, il y a toujours ceux qui font exception à la règle. Ceux qui ne se laissent pas prendre, qui décident un jour de réussir, de faire en sorte que l'argent de la drogue soit un tremplin social, un passeport pour la paix et la sérénité, un visa tous risques pour vivre à l'abri, invulnérable et intouchable. Notre guide au milieu du monde feutré de la drogue en fait partie. On l'appellera pour les besoins de cette virée : Lahbib.
Au départ, Lahbib ne voulait rien savoir encore moins entendre. Il était hors de question qu'il nous laisse passer un moment avec lui pour raconter à la presse son quotidien de dealer. «Vous voulez m'envoyer en prison ou quoi ? Vous voulez crier sur les toits que je suis un bizness. Vous vous rendez compte que c'est très dangereux et que je peux y laisser ma peau». Lahbib traîne ses 42 années derrière lui comme un frais souvenir de la vie difficile et des jours sombres. Il est père de deux garçons qu'il aime par-dessus tout et pour lesquels il est prêt à risquer le tout. Lahbib a grandi dans un quartier populaire de la ville blanche, a visité l'école primaire, s'est escrimé pour avoir son brevet, mais a très vite laissé tomber les études. Avant le bac, il plaque tout pour aller rejoindre un cousin en Italie, se faire un peu d'argent et changer de décor de vie. La ballade milanaise tourne court.
«Je pensais arriver et me faire un paquet de blé. C'était drôle. Je n'avais qu'une seule envie : partir puisque je me sentais comme un poids pour la famille». Lahbib change de ville et atterrit à Turin où il retrouve de vieilles figures du quartier qui l'ont pris sous leurs ailes. C'est là qu'il découvre le monde opaque de la drogue. Ses codes d'honneur qu'il ne faut jamais oublier et ses coups bas qui peuvent faire très mal. C'est là aussi qu'il apprend à aimer le risque : «Je risquais gros et surtout je savais que je jouais dans la cour des poids lourds, là où je n'avais pas ma place. J'ai très vite décidé, après quelques petites affaires, de rentrer au pays».
De retour au bercail, malgré la concurrence, et les petits dealers qui emplissaient le derb, il s'est fait sa place au chaud. «J'ai injecté tout ce que j'avais gagné en Italie dans le haschich, c'était le seul moyen pour faire très vite de l'oseille. Et comme je dealais gros, les autres me témoignaient beaucoup de respect». Ce que Lahbib ne dit pas, c'est que le prix de la place changeait tous les jours selon les cotations de la bourse du trafic de la drogue, et surtout de la bonne humeur de quelques sbires locaux. Ce qu'il ne dit pas non plus, c'est que pour tenir 24 heures au coin de la rue, les poches pleines à craquer de petites doses, «il faut casquer, car les places sont numérotées et chaque trafiquant est connu puisque rien ne se cache. Le quartier parle, les délateurs fleurissent, mais on fait avec puisque tout le monde finit par trouver son compte».
Lahbib se fait son blé en fourguant sa came à tous les addicts de la ville. Il refuse de toucher au crack et aux autres drogues dures. Lui, c’est le cannabis et rien que le cannabis. «C’est un trafic que je maîtrise. En plus, presque tout le monde fume des joints de nos jours. C’est même devenu un truc banal. Tu n’as pas vu les gens rouler leurs joints dans la rue sans se cacher. Et bientôt, le cannabis sera vendu en boutique. Je fais ce que je sais faire, et je gagne ce que je peux et je m’en contente».
Il faut dire que dans les parages, les gens racontent que Lahbib est assis sur une belle fortune, qu’il a des biens inscrits aux noms des membres de sa famille, qu’il investit dans des cafés et autres commerces de fruits et légumes, qu’il prête à d’autres pour monter des laiteries et autres snacks et qu’il perçoit un pourcentage sur le chiffre d’affaires. Bref, Lahbib se porte très bien. Il bosse. Il fructifie son argent. Et la conscience ? Et la vente de haschich à des jeunes ?
«Ce n’est pas ma faute. Regardez-moi, je vends depuis des années, et je n’ai jamais fumé une cigarette de ma vie. C’est un choix. Les gens veulent fumer des joints, il faut bien que quelqu’un leur en vende. Et je ne suis pas le seul à le faire. Je ne suis pas responsable des autres. Moi, je suis un commerçant. Point barre».
Ça a le mérite d’être franc. Autrement dit, chacun se dédouane comme il veut. Entre-temps, la drogue circule et fait des ravages.